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samedi 31 octobre 2009

Le Salon du livre 2009 d’Alger, un arbre qui cache la forêt

Alors que nous étions familiers du Sila des années 2000 et de la Foire du livre d’Alger (FILA) des années 1980, voilà qu’on nous annonce en 2009, un festival sous chapiteau. Car par décision gouvernementale, les manifestations culturelles se déclinent par des festivals institutionnalisés par décrets, régentés pas des commissaires et dotés de budgets confortables, si on s’en remet à la rumeur publique qui enfle.

A mesure que les silences officiels sur la gestion des deniers publics se font pesants, cette édition annonce de grands chambardements puisque la pléthore des organisateurs des années précédentes a été virée (ANEP, Safex, SNEL, SPL, Aslia... ) et le Palais des Expositions des Pins Maritimes a été boudé. Jusqu’au mois de septembre dernier, ni le lieu ni la date n’étaient connus alors qu’habituellement, c’est au printemps de chaque année que les modalités d’organisation sont annoncées, les Salons internationaux devant obéir à des calendriers fixes qui permettent une meilleure participation des partenaires étrangers.

Qui organise les Salons et pourquoi ?

A l’ère du parti unique, de 1980 à 1986, la SNED puis l’ENAL, sous la coupe du ministère de la Culture, régentaient toute l’organisation du SILA. Pas d’organisation professionnelle pas de tiraillements dans les institutions, du moins officiellement. Après les années noires à partir de 1999/2000, nous avons connu des Salons du livre initiés par des opérateurs privés : éditeurs, importateurs et leurs associations professionnelles naissantes. En 2003, l’Etat a remis les pendules à l’heure par son bras séculier, l’ANEP qui échappe à la tutelle du ministère de la Culture et accapare tous les pouvoirs d’organisation. Une guéguerre larvée ne cessera d’opposer l’ANEP alliée au SPL (organisation fantomatique d’une poignée d’importateurs) à l’Aslia (un syndicat de libraires peu représentatif également) au SNEL (syndicat d’éditeurs) ; la Safex se contentant de gérer Ia logistique du Palais d’Expositions. Il faut savoir que cette manifestation constitue une manne financière importante (chaque mètre carré loué rapporte 60 $ US) que se répartissent les organisateurs, en tant que personnes morales et/ou physiques. Un système d’invitations, de voyages, de visas, de locations de voitures privées, de prestations diverses de sécurité et de suites réservées dans les plus luxueux hôtels du pays a permis de maintenir un voile opaque sur les coulisses de ce Salon. De façon exponentielle, ces dernières années, les intérêts se sont déplacés vers les pays arabes dont le nombre de stands et les milliers de volumes de littérature prétendument arabe ou islamique ont totalement modifié le visage du SILA d’Alger.

Ce dernier est devenu un immense bazar de diffusion de produits ayant peu de rapport avec le livre, la science, l’art ou la culture et brassant des sommes importantes transférées en toute légalité et en exonération de droits et taxes. Cette prise en otage du SILA par le livre religieux exigerait d’ailleurs de dissocier clairement les deux manifestations laissant le soin aux institutions religieuses la création d’un authentique Salon du livre religieux favorisant la création éditoriale locale au détriment des importations massives des pays arabes. Les éditeurs étrangers de réelle valeur culturelle se sont mis à fuir ce Salon confiant leur représentation à des opérateurs locaux peu initiés à la gestion de leurs catalogues et commandant toujours les mêmes livres les moins chers les best-sellers, ceux destinés au plus large public ; au détriment des ouvrages de qualité, que recherchent les étudiants, les professionnels, les amateurs de beaux livres et de belle littérature. Le constat s’imposait chaque année davantage : le SILA devenait un sacré bazar ! Placée sous l’égide des plus hautes autorités du pays, la manifestation échappait à tout contrôle de la société civile.

Est- ce normal que les bibliothécaires, les enseignants, les écrivains, les organisations sociales, culturelles et professionnelles n’aient jamais été associées à l’organisation et à la conception même du Salon ? La surpolitisation a atteint des sommets avec l’utilisation abusive des thèmes racoleurs du nationalisme et de l’anticolonialisme à bon marché, de la récupération politicienne des grands noms tels que Kateb, Djaout ou Dib que ces mêmes institutions ont pourtant toujours honnis de leur vivant. Des piles de catalogues et livres prétendument préfacés par le président de la République s’ouvrant sur son portrait officiel, le regard inquisiteur et l’emblème national en fond, s’empilaient dans tous les espaces du Salon. En Chine ou en Corée, ils devaient sacrément nous jalouser !

Quelle a été et comment a évolué la vocation du Salon d’Alger ?

Le citoyen lambda ne pouvait que récriminer : pourquoi ne trouve-t-on plus les ouvrages de littérature, d’art, de médecine, de sciences et techniques ? Devait-on se résigner à ne vivre, ne lire et ne se distraire qu’avec ces éditions pléthoriques d’ouvrages scolastiques primitifs ? En fait, par ce Salon s’affirmait définitivement la prééminence de la servilité et de l’instrumentation des « intellectuels organiques ». Aucune voix discordante, aucun livre subversif ne devenait sortir des rangs. On se rappelle les scandales causés par les interdictions de Boualem Sansal, Mohamed Benchicou, Salim Bachi ou Taos Amrouche dont l’ éditeur français, François Geze, ne trouve toujours pas grâce aux yeux du pouvoir politique. Bien sûr, officiellement, c’était le livre religieux séditieux qui était visé. Aucune organisation professionnelle n’a protesté, rares sont les personnalités qui ont osé condamner ces atteintes à la liberté et au droit de contester et réfléchir autrement. « Ettes, Ettes mazal ’hal, macci d kcc ig sah wawal » (Dors, dors tu as tout ton temps. Tu n’as pas encore droit à la parole), chantait Aït Menguellet.

C’est ce discours qu’on ressort aux syndicats autonomes, aux journalistes indépendants, aux associations culturelles et sociales. Le Salon du livre a eu cette vocation, il a donné le la à la gent médiatico-politique dans tout le pays : taisez-vous, rentrez dans les rangs ! S’il fallait une illustration à ce constat, la voici : les ex-PDG de l’ANEP et de l ’ENTV viennent d’être honorés pour leurs éminents services, ils sont nommés ambassadeurs d’Algérie, ministres plénipotentiaires de la République. La vocation du Salon a donc évolué de façon significative. Dans les années 1980 c’était une manifestation populaire grandiose citée par tous les professionnels comme une des plus grandes foires du monde, offrant un bel équilibre entre des chiffres astronomiques des ventes (plus de 300 millions de dinars des années 1980 lorsque celui-ci était échangé à 1 DA = 1,66 francs français) et un niveau inégalé de qualité des stands, tenus par les PDG des plus grandes maisons d’édition, Charles-Henri Flammarion, Claude Cherki ou Antoine Gallimard en personne qui présentaient les dernières nouveautés de leurs catalogues.

La seconde vie du SILA, à l’orée des années 2000, a été une courte période d’euphorie qui a permis de caresser le fol espoir de voir le pays sortir des ornières de la dictature et de la régression culturelle. On échafaudait des plans de réforme de l’école, de l’université, de la justice, de la liberté de la presse et d’édition qui auraient permis au marché du livre de connaître l’essor qu’il aurait mérité. Je me souviens de Mme Toumi, alors député RCD, qui nous demandait des dossiers sur tous ces projets. Imaginez une multitude d’éditeurs algériens de livres scolaires et universitaires se disputant le seul marché qui vaille, puisque ces millions de livres génèrent des chiffres d’affaires importants qui peuvent donner naissance à une vraie concurrence dont auraient émergé les talents, les compétences, le savoir-faire qui font si cruellement défaut à nos pauvres éditeurs nationaux, réfugiés dans les secteurs parallèles de l’édition. Le parascolaire déplorable, les livres mémoires des anciens combattants et les prétendus « beaux livres » sépia vantant l’Algérie de papa coloniale, représentant ces indigènes pittoresques misérables joqueteux et les femmes lascives offertes au regard concupiscent des légionnaires et autres touristes sexuels de la belle époque. Elle est belle l’édition algérienne...

On a tué dans l’œuf toute perspective pluraliste et dynamique pour réinstaurer la pensée unique et la bazardisation de toute la société. Sous la férule des associations caporalisées par le système grâce à un immense tuyau d’arrosage déversant des subventions, des soutiens du livre, des achats groupés, des commandes publiques, des achats institutionnels, on a fait du Salon du livre un immense déversoir de la littérature djihadiste et du livre de bas de gamme de tous les continents et dans toutes les langues laissant peu de place à la création éditoriale locale et à l’émergence d’une corporation d’éditeurs dignes de ce nom. Depuis deux ans, les éditions INAS se voient arbitrairement refuser toute commande institutionnelle et toute édition nouvelle par le refus de délivrance du dépôt légal et ISBN. Quelques rares éditeurs nationaux ont obtenu une petite part du gâteau du livre scolaire algérien puisque trois d’entre eux sont « homologués » pour offrir moins d’une vingtaine de titres vendus au ministère de l’Education nationale. Ils tirent en quelques millions d’exemplaires tout de même, leur assurant ainsi la surface nécessaire au déploiement de leurs éditions dans d’autres créneaux. Grand bien leur fasse, mais n’est-ce pas ainsi qu’on a fabriqué le double collège de triste mémoire dans l’édition natio-nale ? Au nom de qui de quoi doit-on continuer à interdire à des éditeurs algériens de publier librement les ouvrages de leur choix ou bien de participer à l’édition des livres scolaires ? Cet apartheid sert les intérêts de qui ? Pourquoi le silence et la chape de plomb sur ce sujet ? Comment accepter « la fureur de lire » du livre religieux et l’absence quasi-totale du livre scolaire et universitaire dans nos Salons du livre ? Pourtant, Dieu sait l’angoisse des parents et des étudiants lors de chaque rentrée scolaire.

Un Salon pour quoi faire ? Quelle est sa place dans la chaîne de distribution du livre ?

On pourrait se prendre à rêver d’une Algérie dans laquelle nous marcherions enfin surs nos pieds allant de l’avant en chaîne solidaire de citoyens libres, avides de savoir et de lecture, l’écrivain, le poète, le chercheur sèmeraient librement et à tout vent leurs graines. Les éditeurs s’empresseraient de les recueillir pour les semer, puis les éditer librement. Ils iraient ensuite les distribuer dans des bibliothèques qui les prêteraient à des milliers de lecteurs dans les coins les plus reculés du pays. Ils les vendraient 13 à la douzaine dans des librairies nombreuses, achalandées et belles à fréquenter.

Puis à l’orée de l’automne, à l’instar des belles fêtes des vendanges, des dattes ou des tapis de jadis, on organiserait une immense fête populaire qui réunirait les plus beaux crus les meilleurs poètes et romancier les meilleurs ouvriers et ouvrières pour les distinguer, les honorer et chanter leurs louanges. Sans entrave, sans interdit dans la liberté et l’intelligence. On y inviterait nos cousins du Nord et de l’Orient, ceux du Sud et de l’Occident pour goûter à leurs produits et partager ensemble les saveurs des réalisations éditoriales communes. Un Salon c’est juste cela, une fête, des retrouvailles, un beau marché coloré, bruyant et chaleureux à souhait, un moment de partage dans lequel le commerce des idées et des marchandises ferait enfin bon ménage.Mais le poète a dit : « Ettes, ettes Mazal l’hal ! »

Les professions du livre, leurs organisations et leurs rapports aux institutions étatiques

La gangrène de notre société s’appelle corruption, elle envahit les esprits, les sens, les hommes et les femmes, même les enfants n’y échappent pas. L’argent public se déverse à flots dans les comptes privés selon des modalités qui échappent à la morale et à la raison. Le secteur culturel n’y échappe pas malheureusement. L’interpénétration entre mission publique et entreprises privées épouse les méandres de notre organisation sociale fondée sur le « beni-amisme » et le népotisme, L’enfant naturel de cette liaison coupable s’appelle le béni-oui-ouisme. Voici les ingrédients qui ont fait le lit du marasme culturel que nous vivons, de l’indigence de nos éditions incapables près de 50 ans après 1962 de produire des dictionnaires et des encyclopédies qui décriraient nos langues maternelles, le berbère et l’arabe algérien, nos plantes, nos insectes, notre géographie et notre histoire millénaire.

C’est à Beyrouth ou à Paris que nos enfants vont glaner ces connaissances dans les Mounged, Larousse et Hachette réglés rubis sur l’ongle par notre belle rente pétrolière. Et il se trouvera des esprits chagrins pour critiquer nos beaux festivals de « Mikyette », nos chers festivals de livres de jeunesse garantis « pur islamyate », et que dire de ces innombrables Salons de livres financés par les wilayas qui font le bonheur des rois de la piraterie en matière d’édition défiant toutes les lois et les bonnes mœurs de nos métiers du livre. Tant que les professionnels n’auront pas fait le ménage en leur sein en écartant les « trabendistes » et les lobbyistes de mauvais aloi, les pouvoirs publics n’auront d’autre ressource que de porter à bout de bras des baudets dont ils auront beaucoup de mal à faire des chevaux de course. Pour conclure, ne nous laissons pas égarer dans des querelles de chapiteaux et de cirque et cessons de nous cacher les évidences criantes : la liberté d’expression et de création et la guerre à la corruption sont les deux mamelles de la naissance culturelle dans ce pays, de la culture et de tout le reste. Et tout le reste n’est que littérature ...

L’auteur est éditeur


Par Boussad Ouadi

jeudi 29 octobre 2009

Projet pour sauver la nation algérienne

En ce 1er novembre 2009, nous commémorons le 55e anniversaire du déclenchement, par nos aînés, de la guerre de Libération nationale qui mit fin au cauchemar colonial vécu depuis 1830. Nous pensons aujourd’hui à la somme colossale d’engagements et de sacrifices individuels, d’actes de foi et de courage qu’il fallut à notre peuple pour reprendre en main sa destinée confisquée.

Née dans l’esprit d’une poignée de patriotes résolus à sortir notre Nation de l’impasse coloniale, la résurrection de l’Algérie en tant que nation souveraine est devenue ce jour-là l’objectif partagé qui parvint à mobiliser et à souder victorieusement notre peuple. Le devoir de mémoire et de fidélité nous invite également à évaluer aujourd’hui le degré d’accomplissement du projet de Novembre. Il faut relire la Proclamation du 1er Novembre pour réaliser que les rêves et ambitions de ses initiateurs ne se bornaient pas à notre retour dans le concert des nations. Au-delà du recouvrement de notre souveraineté, ce texte fondateur de l’Algérie moderne fixait clairement comme objectif la construction d’un Etat national dédié à la protection des citoyens algériens.

Or, plus d’un demi-siècle après le déclenchement de la guerre de Libération nationale, bien loin de la protection des citoyens algériens, nous avons enduré la perte de dizaines de milliers de victimes innocentes durant plus d’une décennie d’actes de violences, le départ de milliers de nos talents et compétences contraints à l’exil et une longue période de paupérisation et de régression économique, culturelle et morale. Ce n’est évidemment pas la situation à laquelle aspiraient ceux qui ont donné leur vie pour que nous soyons libres aujourd’hui, ni celle dans laquelle chacun de nous, jeunes ou vieux, femmes ou hommes, pauvres ou aisés, veut vivre. Ce n’est pas davantage une situation acceptable pour un pays qui vient d’engranger quelques centaines de milliards de dollars de recettes pétrolières et gazières au cours des dix dernières années et qui dispose d’une richesse encore plus considérable en ressources humaines sur notre territoire comme à l’étranger.

Nous sommes plus que jamais interpellés par les sujets de préoccupation, d’angoisse et de colère profondément partagés par les citoyens, à savoir, l’absence de gouvernance, la dégradation accélérée des conditions de vie des Algériens, l’arrogance et l’autisme du pouvoir à l’égard des revendications de la société. De même que la fermeture du champ politique en se berçant de l’illusion de contrôler l’ampleur du rejet du système par la société. En ce 1er novembre 2009, nous ne pouvons que dresser un constat similaire à celui des initiateurs de Novembre 1954 dans leur proclamation : « Aujourd’hui… nous, relégués à l’arrière, nous subissons le sort de ceux qui sont dépassés. … notre mouvement national, terrassé par des années d’immobilisme et de routine, mal orienté, privé du soutien indispensable de l’opinion publique, dépassé par les événements, se désagrège progressivement… L’heure est grave. » Aujourd’hui également, l’heure est grave, car la Nation algérienne se trouve à nouveau dans une impasse dangereuse pour son existence. Il est donc plus que jamais impératif d’opérer un changement profond en vue d’épargner au peuple algérien des souffrances inhérentes à l’inertie de ce régime perçu comme un agent prédateur et responsable de toute la misère qui touche la majorité de la population algérienne. Faute de quoi la perpétuation de la situation actuelle due à la mauvaise gouvernance ne fera qu’accélérer la marche inéluctable vers une double violence sociale et terroriste.

En septembre 2000, nous avons enregistré la première grande tentative de légiférer par Ordonnance dans la précipitation. J’avais alors réagi à cette dérive en démissionnant du Gouvernement parce que la haute idée que je me faisais des responsabilités que j’assumais alors me permettait d’entrevoir toutes les conséquences négatives pour l’Etat du recours inconsidéré à ce type de gouvernance. Quelque dix années après, chaque Algérien est en mesure de constater que cet instrument de gouvernance a été utilisé dans des circonstances aussi dérisoires que l’importation de la pomme de terre ou aussi graves que le changement de la Constitution. Avec le temps, la défaillance de l’Etat est devenue évidente et sa paralysie unanimement constatée. Je fais ce rappel pour affirmer ma conviction que le déclin n’est pas irrémédiable et qu’il existe des scénarii qui pourraient ramener l’espoir pour la refondation de l’Etat autour de valeurs et d’idéaux conformes aux aspirations légitimes du peuple algérien. C’est donc par la réalisation d’un projet qui rassemblerait la Nation dans son ensemble et réunirait toutes les compétences existantes que l’on pourrait opérer, en toute lucidité, le changement profond et pacifique qu’attend, depuis si longtemps, le peuple algérien. Le changement envisagé mettra évidemment un terme à la centralisation du pouvoir de décision, aujourd’hui, entre les mains d’un nombre réduit d’individus, au lieu et place des institutions pérennes qui serviraient la Nation.

Il éliminera le culte de l’Homme providentiel, il luttera contre la corruption, il réduira la présence d’une inertie, source d’ignorance et de régression, et stigmate ultime d’une Algérie définitivement reléguée en marge du progrès et de la démocratie. Ce qui s’impose en premier lieu est l’établissement d’un processus de réformes capables de favoriser le changement, à commencer par la refondation de l’Etat de droit et l’organisation d’élections ouvertes et libres, dans le strict respect des droits de l’Homme et d’une véritable participation des citoyens dans le choix de ceux qui seront chargés de diriger, en leur nom, les destinées de l’Algérie future. Ce scénario n’est pas si utopique qu’il paraît en ces circonstances très contraignantes. Il s’agit de trouver les nouveaux instruments permettant de favoriser les initiatives pour le changement, à savoir la libération de toutes les énergies existantes, y compris la jeunesse, les femmes et toutes les forces vives de la Nation. Qu’il soit cependant bien compris que le changement n’est nourri d’aucun a priori de vengeance contre personne. Il veut installer un nouveau système de transparence dans la gestion des affaires publiques. Le système sera mis en place graduellement avec le souci maximum de pédagogie pour permettre à tous de s’y adapter progressivement et à s’y conformer au-delà d’une période de grâce suffisante.

Ce n’est qu’après la période de grâce, clairement affichée, que des institutions performantes et non des individus, quel que soit leur niveau dans la hiérarchie de la nouvelle gouvernance, mettront un terme aux défaillances de ceux qui refusent de se conformer aux nouvelles règles de transparence dans la gestion des affaires. La garantie du traitement équitable sera assurée pour tous, dans le seul respect de la loi. Dans un contexte aussi complexe, les facteurs du changement peuvent se résumer en cinq instruments :
- Une force motrice : il s’agit d’un discours politique mobilisateur qui explique clairement l’inéluctabilité du changement et qui définit le choix devant lequel se trouve la Nation Algérienne : se taire aujourd’hui et subir le changement dans le désordre avec tous les risques de dérapage ou se mobiliser dans le calme et la sérénité, identifier les problèmes et se préparer à les résoudre, concevoir le changement dans le long terme au bénéfice de tous.
- Une vision qui expose la situation de l’Algérie d’aujourd’hui, avec tous ses risques et ses dérives, et qui donne les contours de sa mutation grâce au changement que nous proposons. De même qu’une feuille de route qui explicite clairement les missions et les étapes de mise en œuvre du changement. Tout ceci complété par les engagements des différentes parties prenantes au changement ainsi que le système de contrôle et de validation.

- Un leadership capable de donner un sens au changement et réaliser le consensus ; capable de mener rapidement l’Algérie vers la prospérité. Il ne pourra être qu’une personnalité respectée, réfléchie, visionnaire et au-dessus des partis, des clans et des intérêts privés. Elle doit être capable de s’entourer de compétences nationales de très haut niveau.
- Un certain nombre de personnalités d’appui ayant une présence de caution notoire dans la société et disposant d’une respectabilité pour soutenir le leader et la stratégie d’implantation du changement.
- Les réalisateurs du changement seront des personnes qui assureront la préparation, la coordination et la mise en œuvre du changement dans tous les secteurs. Les missions sont ainsi clairement définies :
- intérioriser la nécessité du changement dans le calme et la sérénité pour sauver la Nation Algérienne
- travailler à l’élaboration de la force motrice et de la vision
- travailler à l’établissement d’un consensus pour un leadership assumé
- repérer les personnalités d’appui
- repérer les réalisateurs du changement
- définir une stratégie de communication qui doit comprendre deux premières étapes probatoires : la première consacrée à l’éducation citoyenne ; la deuxième à l’imputabilité (accountability ou moussaala), autrement dit, apprendre à assumer ses responsabilités et exiger ses droits
- ouvrir des espaces virtuels de débat au niveau local en la forme de Cercle d’Initiative Citoyenne pour le Changement. Que tous ceux qui sont convaincus de la nécessité du changement commencent à travailler à la réalisation de ces missions avec les moyens qu’ils peuvent mobiliser autour d’eux. C’est avec les petites gouttes d’eau de pluie que se constituent les ruisseaux et les rivières puis les fleuves.

Ce projet propose les choix qui s’offrent à la société algérienne. Les choix réalisés aujourd’hui aboutiront à deux scénarii possibles d’ici la fin de la prochaine décennie. Quand le pétrole et le gaz se feront rares en 2020, il ne sera plus possible de réaliser les exportations d’hydrocarbures nécessaires au financement à la fois de la Balance des Paiements et du Budget de l’Etat. Le premier scénario est celui d’une Nation Algérienne respectée parce que, appuyée sur une société libre et une économie de développement et de protection qui a éliminé la malédiction de ne compter que sur les seules ressources naturelles dans sa politique intérieure ; doublée d’une économie bien intégrée à l’économie mondiale qui a su profiter du rattrapage technologique. Ce sera l’Algérie de nos rêves réalisés. Pour cela, il faut un changement du système de gouvernance tel que nous l’avons proposé, avec un démarrage d’ici 2010-2011. Le deuxième scénario sera celui du non-changement, à savoir une Nation Algérienne disloquée et un Etat déliquescent, avec une économie malade, sans ressources naturelles parce qu’épuisées ; doublée d’une économie marginalisée par la contagion au niveau de l’économie mondiale. Alors, il ne restera que les regrets devant une telle situation catastrophique.

Tous ceux qui ont la capacité de contribuer au changement, ne pourront dorénavant s’empêcher de se sentir coupables parce qu’ils auront appartenu à la génération qui aura achevé la destruction de la Nation Algérienne en ne prenant pas au sérieux les avertissements nombreux, dont celui-ci. Les tenants du pouvoir verront qu’ils auront appartenu à la dernière équipe qui aurait pu changer le cours des choses, mais qui en aura, en toute connaissance, décidé autrement. J’invite tous ceux qui auront lu cette contribution à la faire lire par d’autres, d’en débattre autour d’eux, par tous les moyens légaux, notamment par tous les instruments offerts par Internet. Analyser cette contribution, l’enrichir, la faire partager par le maximum de citoyens, affranchir l’état moral et psychologique de la société et libérer en elle toutes les potentialités d’initiatives sera le premier pas du projet pour sauver la Nation Algérienne. Il faut bien noter que la mutation ne nécessite pas le nombre. Les forces du changement commenceront en petit nombre qui grossit au fur et à mesure par les relations directes avec la base, le lancement des idées et en présentant une alternative crédible. Ensemble, rien ne nous sera impossible.

Les instruments de changement préconisés
- Une force motrice : il s’agit d’un discours politique mobilisateur qui explique clairement l’inéluctabilité du changement
- Une vision qui expose la situation de l’Algérie d’aujourd’hui, avec tous ses risques et ses dérives
- Un leadership capable de donner un sens au changement et réaliser le consensus
- Un certain nombre de personnalités d’appui ayant une présence de caution notoire dans la société
- Intérioriser la nécessité du changement dans le calme et la sérénité pour sauver la Nation Algérienne
- Ouvrir des espaces virtuels de débat au niveau local en la forme de Cercle d’Initiative Citoyenne pour le Changement

- site web : www.cicc-dz.net



Par Ahmed Benbitour

dimanche 25 octobre 2009

Salafisme et soufisme, l’éternel malentendu

Depuis un certain temps, tout particulièrement depuis l’avènement de la doctrine wahhabite qui se veut le chantre du salafisme pur et dur, nous assistons à un grand malentendu opposant le soufisme au salafisme. Ce malentendu prend parfois, hélas, la forme d’un conflit ouvert où l’anathème le dispute à l’excommunication (tekfîr).

Chacune des deux parties reproche à l’autre une série de griefs qu’elle juge incompatibles avec les principes authentiques de l’Islam. Les salafistes-wahhabites accusent les soufis d’être des innovateurs qui ajoutent à l’Islam des choses qui lui sont étrangères, comme le culte des saints, les séances de « dhikr » collectives, le tawassul (l’intercession des saints)… Les soufis reprochent de leur côté aux salafites-wahhabites leur attachement à l’aspect formaliste et littéraliste des textes de l’Islam et leur négligence de l’aspect spirituel et introspectif qui est le propre de toute religion, a fortiori l’Islam qui est la synthèse de toutes les religions révélées. Ils leur reprochent aussi leur propension à user de l’excommunication à tout bout de champ contre ceux qui ne partagent pas leurs thèses, quitte à ce qu’ils soient des musulmans.

En même temps, ils se défendent d’être des innovateurs et justifient les choses que leurs adversaires leur reprochent avec des versets du Coran et des hadiths du Prophète (qsssl).(1)L’histoire de l’Islam est jalonnée ainsi d’innombrables polémiques et controverses entre les partisans du soufisme et ceux du salafisme, chacun des deux partis défendant ses thèses à coups de versets coraniques et de hadiths prophétiques. Il en est ainsi de la célèbre controverse qui opposa le grand maître soufi d’Egypte Ibn ’Ata Allah Al-Iskandarî de la tarîqa chadiliyya, l’auteur des célèbres Hikam Al Atâïyya, au non moins illustre savant hanbalite Ibn Taymiyya sur ces points de divergence que nous venons de mentionner. Au cours de leur discussion, qui a eu lieu à la mosquée Al Azhar, nous disent les historiens, les deux savants parlèrent du tawassul (intercession) et de l’istighâta (demande d’aide) qu’Ibn Taymiyya refuse à tout autre que Dieu, car pouvant conduire à l’idolâtrie selon lui. Ibn ’Atâ Allah fit remarquer alors à Ibn Taymiyya que si l’on suit cette logique, il faudrait interdire aussi la vigne parce qu’elle permet de fabriquer du vin et castrer tous les hommes pour ne pas les exposer à la fornication.

Les deux hommes se mirent à rire de ces boutades, ajoutent les historiens, ce qui montre la grande tolérance et l’esprit d’ouverture qui caractérisaient ces grands savants. Parmi les discussions aimables entre les savants, citons celle qui eut lieu entre Ibn Arabî le grand soufi et Fakhr Eddine Al-Razî le célèbre théologien acharite et exégète du Coran et qu’Ibn Arabî rapporte dans ses Rasâïl. L’imam Taqî Eddine As-Subkî, le grand cadi de l’école chaféîte en Egypte, l’auteur des Tabaqât Achâfiiyya, qui était lui-même un soufi de la voie chadilite, eut aussi de nombreuses polémiques avec Ibn Taymiyya sur des questions de jurisprudence, notamment celle du soufisme. Plus près de nous, le cheikh Ahmed Al-Alawi de la tariqa alawiyya-darqawiyya a publié un livre au titre éloquent, Lettre ouverte à celui qui critique le soufisme(2), dans lequel il répond aux griefs que les adversaires du soufisme lui reprochent. Il y a lieu de signaler qu’avant l’apparition du wahhabisme en tant que doctrine prônant le retour aux sources de l’Islam des pieux anciens (salaf), le salafisme était incarné par les partisans de l’école hanbalite qui se revendiquaient de la ligne de conduite de l’imam Ahmed et des pieux anciens en s’en faisant les chantres. Au demeurant, le mouvement de Mohammed Ibn Abd Al-Wahhâb se revendiquait du hanbalisme qu’il voulait restaurer dans sa version réformiste, telle que menée par Ibn Taymiyya et ses disciples.

Force est de reconnaître que ces controverses et ces discussions qui opposaient les soufis aux salafites se déroulaient dans un climat de sérénité et de respect mutuel, chacun apportant des arguments pour défendre ses thèses, tout en restant dans le cadre de la discussion intellectuelle, sans verser dans l’anathème et l’excommunication. D’ailleurs, de nombreux savants hanbalites — et non des moindres — vouaient un grand respect à certains soufis réputés pour leur piété et leurs grandes vertus spirituelles.Le chef de l’école hanbalite lui-même, l’imam Ahmed Ibn Hanbal, avait un immense respect pour l’illustre Bichr Ibn Al-Hârith surnommé Bichr Al-Hâfi, l’ascète de Baghdad. Les historiens rapportent qu’à ses disciples qui lui disaient pourquoi, lui le jurisconsulte et célèbre traditionniste, il cherchait la compagnie d’un demi-fou en délire comme Bichr Al-Hâfi, l’imam Ahmed leur répondait : « Sans doute, je suis supérieur à lui dans le domaine de la science, mais dans la connaissance du Seigneur le Très Haut, il me dépasse de beaucoup. » Et il ne cessait d’aller rendre visite à l’illustre soufi en lui disant : « Parle-moi de la connaissance de Dieu ! »(3) Selon Ibn Al-Joûzî, l’imam Ahmed disait aussi à l’adresse de Bichr Al-Hâfi : « Je n’ai jamais vu d’homme meilleur que Bichr Ibn Al Hârith. »(4) L’émerveillement d’Ibn Hanbal pour la piété et le scrupule des trois sœurs de Bichr Al-Hâfi, qui étaient réputées également pour leur sainteté, est souligné aussi par tous les historiens.

(5) Le grand savant hanbalite, Abou Al-Faradj Ibn Al-Joûzî, a consacré de son côté un volumineux ouvrage aux personnages illustres de l’Islam(6) dans lequel il parle avec ferveur et respect de nombreux maîtres soufis des premiers temps, comme Sarî Saqtî, Al-Junayd, Abû Sa’id Al Kharrâz, Bichr Al Hâfi, Al-Hârith Al-Muhâsibi, Ibrahim Ibn Al-Adham, Al-Foudhayl Ibn Ayyâdh, Ma’roûf Al Karkhî, Sufiâne Al-Thawrî, Aboû Bakr Chiblî, Dâoud Al-Tâï, Rabî’a Al-Adawiyya... De son côté, Ibn Taymiyya vouait un grand respect au cheikh Abdalqâder Djilâni, lui-même savant hanbalite émérite et considéré comme pôle (qutb) par les soufis. Dans nombre de ses livres, il ne tarit pas d’éloges sur lui et sur ses nombreuses vertus(7). Une autre autorité de l’école hanbalite, Abû El Wafâ Ibn Aqîl, juriste émérite et chef de file de cette école en son temps, défendait le soufisme et allait, nous dit Ibn Al-Joûzî, jusqu’à défendre Al Hallâj qu’il reconnaissait comme un saint. Parmi les illustres savants de l’Islam qui ont reussi à concilier le soufisme avec le salafisme ou le hanbalisme, nous avons le cheikh Al-Islâm Abdullah Al-Haraoui Al-Ansâri, lui-même jurisconsulte hanbalite et néanmoins grand maître soufi dont la sainteté est attestée par tous ses contemporains.

D’ailleurs, un des livres de ce grand maître, Madâridj Al-Sâlikine Ilâ Hadhrat Rabbi Al-Alamîne (Les étapes des itinérants vers Dieu) a été commenté de fort belle manière par Ibn Al-Qayyim Al-Djawziyya, le disciple d’Ibn Taymiyya et un des chefs de file de l’école hanbalite à son époque. Il en est ainsi de nombreux autres savants reconnus comme des autorités dans les sciences de la Chari’a et qui admettent la véracité de la voie soufie. Nous avons à titre d’exemples le cheikh Mulla Alî Al-Qâri, auteur d’un commentaire de l’Ihyâ d’Al-Ghazâli, Ibn Abidîne, le célèbre jurisconsulte hanéfite qui a émis une fetwa sur la légitimité de la voie soufie, Ibn Hadjar Al Haythamî, l’éminent traditionniste et jurisconsulte, auteur d’une même fetwa, l’imam Al-Châtibî, l’auteur des Muwafaqât et du livre Al-I’tisâm dans lequel il fait l’éloge des soufis… De ce qui précède, il convient de dire qu’il n’y avait aucune antinomie à se revendiquer du hanbalisme ou de toute autre école de pensée de l’Islam et du soufisme.(8) Pour ces savants, le soufisme était l’approfondissement de l’Islam, l’introspection de la foi, l’expression du degré de l’ihsân où le croyant adore Dieu comme s’il Le voyait, comme le rapporte le Prophète (qsssl) dans le célèbre hadith sur les trois degrés de l’Islam, de la foi et de l’ihsân(9). Les premiers grands savants de l’Islam ne voyaient aucune incompatibilité entre l’étude et la connaissance des sciences de la Chari’a et l’approfondissement de cette connaissance ainsi que sa concrétisation par les actes et le comportement en purifiant l’âme de toutes les passions et de tous les penchants qui la dévient du chemin de Dieu et de Sa quête perpétuelle.

Telle était la conception du salafisme parmi les pieux anciens (salaf) comme Al-Hasan Al-Basrî, Abdullah Ibn Al-Mubârak, et leurs disciples que les historiens considèrent comme les précurseurs du soufisme. On attribue d’ailleurs cette belle parole à l’imam Mâlik : « Celui qui devient soufi sans apprendre la jurisprudence (fiqh) est un hérétique (zindiq), et celui qui devient jurisconsulte sans être soufi est un pervers (fasiq). » Ce n’est que plus tard que le salafisme fut perverti et devint un moyen et un prétexte de rejeter l’autre et de l’empêcher d’avoir une opinion différente, alors que la pensée islamique est si riche et si diversifiée. Les hanbalites, qui revendiquèrent plus tard le salafisme, dévièrent de la ligne de conduite du chef de leur école, l’imam Ahmed Ibn Hanbal qui, comme nous l’avons vu plus haut, éprouvait un grand respect pour les soufis, notamment ceux de Baghdad, comme Bichr El Hâfi, Al-Muhâsibi, Ma’roûf Al-Karkhî… Ces partisans de l’école hanbalite firent montre, tout au long de l’histoire de l’Islam, d’une grande intolérance doctrinale à l’égard de tous ceux qui ne partageaient pas leurs opinions, comme l’ont rapporté les historiens de l’Islam. Ni les soufis, ni les acharites, ni les partisans des autres écoles n’échappèrent à leur vindicte.

Ils persécutèrent les partisans du chaféisme, du hanéfisme et du malékisme, de même qu’ils persécutèrent les partisans de l’école de pensée acharite fondée par le grand théologien du Kalam Aboû Al-Hasan Al-Ach’arî. Cette persécution est soulignée dans le livre écrit par le grand soufi et savant acharite Abû Al-Qâsim Al-Quchayrî, l’auteur de la fameuse Risâla sur le soufisme, et qu’il remit au premier ministre de l’Etat saldjukide, Nidhâm Al Mulk, lors de sa venue à Baghdad. Ce livre, intitulé La Chikâya (la plainte), relate tous les griefs que les adversaires des hanbalites leur reprochaient. Même l’illustre historien et exégète Ibn Djarîr At tabarî ne fut pas à l’abri des persécutions de ces zélotes salafites, puisqu’il fut empêché de sortir de chez lui pendant des mois et, à sa mort, il fut enterré de nuit. Son seul tort est d’avoir soutenu que l’imam Ibn Hanbal n’était pas un jurisconsulte (faqîh), mais un traditionniste (muhaddith).

Cette opinion, qui est celle d’un savant à l’adresse d’un autre savant, lui valut des persécutions, malgré son statut d’exégète et de savant encyclopédiste, reconnu par tous les musulmans. Pourtant, Ahmed Ibn Hanbal dont se réclament les salafites-hanbalites, qui avait subi les persécutions de certains partisans du mutazilisme pour avoir refusé d’admettre leur thèse sur la création du Coran, n’a jamais recouru à l’excommunication de ses adversaires, se contentant de subir avec courage son épreuve (mihna). En effet, son élève et compagnon, Hanbal Ibn Ishâq, rapporte qu’il l’a entendu dire : « J’ai pardonné à Abû Ishâq Al Mu’tasim (un des califes mutazilites responsables de son épreuve), car Dieu nous dit : ‘‘Qu’ils pardonnent et qu’ils fassent grâce ! Ne voulez-vous pas que Dieu vous pardonne ?’’ » S24. V22.

Le même Ahmed Ibn Hanbal, dont l’école juridique fut la dernière à apparaître du point de vue chronologique, n’a jamais remis en cause les autres écoles dont il respectait les imams et fondateurs. Ce n’était pas le cas, malheureusement, pour certains de ses partisans qui ont persécuté les disciples des autres écoles sunnites qui n’étaient pas d’accord avec eux. Il est vrai que cette intolérance n’était pas l’apanage des seuls hanbalites, mais également de certains zélotes des autres écoles juridiques. Ce sont, en effet, des juristes malékites d’Andalousie qui ont demandé à ce que l’Ihyâ d’Al-Ghazâli soit brûlé. Les historiens et chroniqueurs musulmans nous rapportent de nombreux exemples de cette intolérance. Un des exemples les plus éloquents de cet acharnement contre ceux qui pensent autrement nous est donné par le procès intenté par certains hanbalites au grand soufi Abû Yazîd Al-Bistamî, accusé d’hérésie et dénoncé au calife abbasideAl-Mutawakkil.

Mais après l’avoir entendu, le calife le renvoya avec beaucoup d’égards et d’excuses, ayant compris qu’il ne s’agit que d’une cabale montée par des gens jaloux du prestige du saint. Il reste qu’en dépit de toutes ces vicissitudes, les relations entre soufis et salafites n’étaient pas aussi inconciliables et leurs différends n’étaient pas si insurmontables qu’ils paressaient ; ces relations connaissaient des hauts et des bas et dépendaient, le plus souvent, de la tendance des pouvoirs en place qui, pour des raisons de politique intérieure, favorisaient les uns ou les autres au gré des intérêts et des enjeux du moment. Mais après l’avènement de la doctrine wahhabite néo-hanbalite qui fut imposée par la force au détriment de toutes les autres écoles juridiques dans la presqu’île arabique, le malentendu qui existait entre le salafisme et le soufisme se transforma en antagonisme voire en conflit ouvert. Toutes les voies soufies — et elles étaient nombreuses —, qui étaient présentes depuis des siècles à La Mecque, à Médine et dans toute la région du Hidjâz, furent déclarées hérétiques et interdites.

Les ouvrages sur le soufisme furent frappés de suspicion avant d’être interdits carrément. Abû Hâmed Al-Ghazâli, Abdelqâder Djilâni, Abû Al-Qâsim Al-Quchayrî, Djalâl Eddine Rûmi, Farîd Eddine Al-Attâr n’eurent plus droit de cité dans les librairies et les universités islamiques où la doctrine wahhabite faisait autorité. Quant à certains grands soufis, comme Ibn Arabî, Abdelkrim Al-Djîli, Ibn Al-Fâridh, Abd Al-Wahhâb Al-Cha’râni, ils sont taxés ni plus ni moins de mécréants ! Des poètes soufis aussi prestigieux que l’imam Al-Busayrî, l’auteur de la célèbre Al-Burda ; l’imam Al-Djazoûli, l’auteur des Dalâïl Al-Khayrât et l’imam Abdessalâm Ibn Machîche, dont les poèmes sont récités dans toutes les séances de dhikr sont stigmatisés par certains auteurs wahhabites et traités d’innovateurs « Ashâb Al-Bida’ » et de polythéistes (mouchrikîne).(10) Pourtant, les soufis et les défenseurs de la voie soufie n’ont jamais été absents dans les lieux saints de l’Islam, à La Mecque et Médine.

Un des grands savants de La Mecque, l’exégète Mohammed Alî As-Saboûni, l’auteur d’un exégèse concis du Coran très appréciée dans le monde musulman, a fait l’objet, il y a quelques années, d’une grande campagne de critiques de la part des plus hautes autorités wahhabites de La Mecque et de Médine pour son exégèse considérée comme inspirée de la pensée acharite et faisant l’apologie du soufisme.(11) De leur côté, les partisans du soufisme publièrent beaucoup de livres pour défendre leurs thèses et démentir celles de leurs adversaires. L’auteur d’une épître anti-wahhabite(12) a recensé ainsi plus de cent-dix livres qui ont été écrits par des savants des différentes écoles de l’Islam pour réfuter les thèses du wahhabisme, quelques années seulement après la mort de son fondateur. Les polémiques et les controverses entre les deux parties n’ont jamais cessé depuis ce jour et ce, jusqu’à aujourd’hui.

Le malentendu semble avoir de beaux jours devant lui. Il en sera ainsi tant qu’on refusera d’admettre que l’Islam est très riche et très diversifié dans sa pensée. Il peut accepter toutes les tendances et toutes les écoles de pensée, qu’elles soient basées sur la raison, comme celle des mutazilites sur la conciliation entre la raison et le texte ; celle des acharites sur la conformité aux textes apparents du Coran et du hadith, comme c’est le cas pour les salafites ou sur la connaissance de Dieu à travers la maîtrise des passions de l’âme et sa purification comme l’enseignent les soufis.Il est vrai que toutes ces tendances ont leur fondement et leurs références dans le Coran et la Sunna prophétique. L’essentiel est de ne pas dévier des principes fondamentaux de l’Islam et de ses dogmes immuables. Pour le reste, il s’agit de vocation et d’effort d’interprétation (idjtihâd).

Notes de renvoi

- 1. De nombreux livres ont été écrits par des maîtres soufis pour montrer la conformité de la voie soufie avec les principes de la Chari’a avec maintes références aux versets coraniques et aux hadiths du Prophète (qsssl). Parmi les plus célèbres, citons : Al-Louma’ d’Al Sarrâdj Al Tûsî, Qût Al-Qulûb d’Abû Tayyab Al-Mekkî, Tabaqât Al Sufiyya de Abderrahmane Al Sulamî, Awârif Al-Ma’ârif du cheikh Chihâb Eddine Al-Suhrawardi, Ihyâ Ouloûm Eddine d’Abû Hâmed Al-Ghazâli, Al-Risâla Fî At-tasawwuf d’Abû Al-Qâsim Al-Quchayrî, Madâridj Al-Sâlikîne du cheikh ’Abdallah Ansâri Al-Haraoui, Al-Ta’arrouf Lî Madhab Ahl Al-Tasawwuf d’Al Qalabâdi, Kachf Al-Mahdjoûb de Alî Al-Hudjwirî… Les principes du soufisme du cheikh Ahmed Zarroûk…
- 2. Voir Vies des saints musulmans, par Emile Dermenghem, éditions Sindbad, Actes-Sud, Paris 2005.
- 3. Traduction de M. Chabry. Editions la Caravane, Paris 2001.
- 4. In Sifat Al-Safwa, éditions Dâr Al-Kutub Al-Ilmiyya, Beyrouth, Liban 1989.
- 5. Idem.
- 6. Idem.
- 7. Certains historiens n’hésitent pas à soutenir qu’Ibn Taymiyya fut le disciple du cheikh Abdelqâder Djilâni dans la voie soufie. Ces historiens citent un auteur, lui-même hanbalite, qui rapporte cette information. Cf Badi’ Al-’Ulqa Fî Labs Al-Khirqa du cheikh Yousef Ibn Abdelhâdi (m 909H/1503 avant J.C.). Manuscrit de l’université de Princeton, collection Yahouda, fol 154a, 169b.
- 8. De nombreux soufis étaient des savants versés dans les sciences de la Chari’a : à titre d’exemple, dans la jurisprudence (fiqh), nous avons le cheikh Abdelqâder Djilâni une référence dans l’école hanbalite ainsi que Izzeddine Ibn Abdessalâm un des chefs de fil de l’école chaféîte à son époque, surnommé le sultan des savants ; dans la théologie dogmatique (kalam), nous avons Abû Hâmed Al-Ghazâli et Abû Al-Qâsim Al Quchayrî, deux éminents représentants de l’école acharite ; dans l’exégèse du Coran nous avons l’imam Djalâl Eddine As-suyûti, l’imam Chihâb Eddine Al-Aloûsi, l’auteur du tafsîr intitulé Roûh Al-Ma’âni et le cheikh Ahmed Ibn Adjîba, l’auteur du tafsîr intitulé Al-Bahr Al-Madîd ; dans le hadith, nous avons l’imam Muhyeddine An-Nawawî l’auteur de Riyyâdh Al-Sâlihîne ; dans l’histoire et les biographies, nous avons Abû Na’ïm Al-Isfahâni, l’auteur de Hilyat Al-Awliyya…
- 9. Ce célèbre hadith qui a été rapporté par Omar Ibn Al-Khattâb se trouve dans le recueil de hadiths authentiques de Moslim avec le commentaire de l’imam An-Nawawî. Il résume, à lui seul, les trois degrés de la religion musulmane.
- 10. Un petit livre écrit par un auteur wahhabite connu traite même ces illustres poètes soufis d’associationnistes (mouchrikîne) !
- 11. Cf Safwat Al-Tafâsir par Mohammed Alî As-Saboûni. Editions la Maison du Coran, Beyrouth, Liban, 1981.
- 12. Cf Lettre des savants de Tunisie au wahhabite égaré du cadi Abî Hafs Omar Ibn Al Muftî Qâsim Al Mahdjoûb le Tunisien, le malékite. Editions Dâr Al-Machâri’, Beyrouth, Liban, 2004.

L’auteur est journaliste, écrivain, traducteur. Directeur de la rédaction de la revue Les Etudes islamiques



Par Messaoud Boudjenoun

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