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jeudi 17 septembre 2009

L’ODYSSÉE DE LA VIE : D’où vient l’humanité?

Pour les croyants des religions révélées, la théorie de l’évolution n’est pas incompatible avec la foi

«La foi n’a pas besoin de preuve, elle doit même la regarder comme son ennemie.» Kierkegaard


Comment est venue la vie sur Terre? D’où venons-nous? Où allons nous? Est-ce que ce sont les découvertes de la science, qui fait que des «anciens miracles» sortent à la chaîne des laboratoires, remettent en cause la condition humaine? La biologie moléculaire et l’irruption du clonage a amené aussi l’homme à se poser la question: qui sommes-nous? Le XIXe siècle avait déjà perturbé la nature humaine avec la théorie de l’évolution de Darwin, le XXe siècle avec le clonage animal - et peut-être pour bientôt, celui de l’homme - semble remettre en cause pour le profane, l’existence des religions pour qui l’homme a été créé, à l’image de Dieu? Seule une foi bien assumée et comprise permet pour le croyant de relativiser entre le comment de la science et le pourquoi de la religion.(1)

En mai 1953, un jeune chercheur de 23 ans de l’Université de San Diego (Californie), Stanley Miller, provoqua une révolution dans le milieu scientifique en étant le premier à affirmer que la vie avait pu prendre naissance à partir du monde minéral. Il put produire plusieurs acides aminés en laboratoire en simulant les conditions qui prévalaient sur la Terre il y a 4,5 milliards d’années. Pour sa part, le cristallographe britannique Desmond Bernal estima dans les années cinquante, que la structure particulière des cristaux d’argile ayant pu servir de catalyseur, agissaient comme un «moule» pour favoriser les bonnes réactions et guider l’assemblage des acides aminés...(2) Juste retour des choses, la singulière corrélation entre l’approche scientifique de la création de la vie à partir d’une surface catalytique qui peut être une argile et ce que nous disent les religions révélées, notamment l’Islam concernant la naissance de l’homme à partir de l’argile, et cela dans plusieurs sourates du Coran.

Qu’est-ce que la vie?

On peut la définir en écrivant que la matière vivante est un complexe physico-chimique comprenant du carbone, de l’oxygène, de l’azote, de l’hydrogène et des sels. Par leurs constituants rien ne semble différentier la matière vivante de la matière inerte. Ce qui peut les distinguer est, selon Henri Becquerel, le fait que «la matière vivante est, elle-même, un réservoir d’énergie».(3)

«Le vivant est tout autre chose qu’un amas de matière inanimé.» Ce que nous savons des êtres vivants, dit le professeur Pierre Paul Grassé, rend difficilement soutenable, qu’entre les précurseurs et les êtres vivantes, s’intercale une série d’étapes mi-inertes mi-vivantes. Rien dans la nature et dans les sciences actuelles n’autorise à admettre l’existence d’un terme de passage entre l’inanimé et le vivant.(4)

La vie obéit-elle aux lois de la physique? Oui, car loin d’échapper aux lois de la physique, la vie apparaît comme suivant les lois de la physique avec une plasticité particulière due à sa composition chimique et aux lois cinétiques qui en résultent. Il y aurait donc un véritable seuil entre vie et non-vie. Ce n’est pas l’instabilité mais une succession d’instabilités qui ont permis de franchir le no man’s land entre vie et non-vie. Nous commençons seulement, écrit Ilya Prigogine prix Nobel de chimie, à dégager certaines étapes. (...) Hasard et nécessité coopèrent au lieu de s’opposer.(5)

Pour la science, il y a près de 4 milliards d’années que la chimie de la vie se mit en place dans les océans. Les premières formes de vie formées à la suite de l’évolution chimique datent d’au moins 3,7 milliards d’années. Ce fut, nous disent les scientifiques, «la soupe primitive»: c’est à dire la formation des premières molécules. Sous l’action de diverses formes d’énergies, les matières minérales vont former les premières molécules organiques: certains peptides ont ainsi pu se former par l’assemblage de quelques acides aminés entre eux. Il y a alors apparition de l’ARN primitif. Il y a 350 millions d’années c’est le carbonifère. La vie s’organise. Il y a 200 millions d’années, c’est l’époque du Jurassique qui a connu l’apparition des dinosaures., les espèces disparaissent par suite de radiation. (6)

Il y a 10 millions d’années les premiers homidés ou préhommes: le Ramapithèque, peut-être bipède. Plus proche de l’orang-outan que de l’homme. Tout récemment en juillet 2002, les restes de l’homme de Tumaî (au Tchad) étaient mises à jour, la datation des sédiments donne 7 millions d’années. Est-il l’ancêtre à la fois des australopithèques et des futurs hommes? Ou encore est-il notre ancêtre direct, Tumaï, Lucy et les autres se rattachant à une branche plus archaïque et dont il reste à identifier les membres? Et il y a seulement 150.000 ans Homo sapiens (l’homme moderne) apparaît en Afrique, berceau de l’Homme moderne qui partage cependant, avec le chimpanzé, 98% du capital génétique. La «théorie de l’immanence» fait intervenir un esprit qui se situerait en schématisant dans l’esprit de la matière. Saint Augustin pense que chaque être matériel est composé de matière et de force.

Ce dynamisme placé par Dieu au coeur de la matière, la régit. L’explication par la transcendance, veut que cet «esprit» ne soit pas à l’intérieur du vivant, mais à l’extérieur et en définitive au-dessus de lui, et d’une façon naturelle, cet «esprit» dirige le vivant. Il ne faut pas cependant s’imaginer que les choses sont simples, les conditions physico-chimiques devront être favorables, car la moindre déviation peut faire échouer le projet. Prenez, écrit Briscoe, la question la plus élémentaire: pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? La formidable théorie du big bang ne nous dit pas pourquoi ni comment ce big bang est survenu. Pourquoi l’univers a-t-il cette apparence plutôt qu’une autre? Pourquoi obéit-il à telle loi plutôt qu’à telle autre? Une dose infinitésimale de gravitation en plus et l’univers aurait cessé son expansion. Aussitôt après le big bang, il se serait effondré dans un trou noir. Un zeste de gravitation en moins et il se serait éparpillé avec une rapidité telle qu’étoiles, galaxies et planètes ne se seraient jamais formées. Pour le physicien Lawrence Krauss, la gravitation avait autant de chances d’aboutir à la création du cosmos qu’un humain de deviner le nombre d’atomes qui composent le Soleil.

Reste l’énigme de la vie. En dépit de théories génétique et biologie moléculaire, aucune ne peut nous dire pourquoi la vie est apparue sur Terre. Le paléontologue Stephen Jay Gould a souligné le rôle crucial du hasard dans l’émergence de l’Homo sapiens. Si la vie sur Terre repartait de zéro, et ce, un million de fois, elle ne produirait, en toute probabilité, aucun mammifère et encore moins une créature ressemblant à l’Homo sapiens. «L’apparition de l’espèce humaine a reposé sur une fantastique improbabilité.» Si la vie n’est autre que de la matière mieux informée, d’où vient l’information? Beaucoup de scientifiques pensent que l’hypothèse du hasard n’est pas satisfaisante. Le calcul des probabilités a montré que jamais le hasard n’aurait eu le temps quantitatif nécessaire pour jouer un rôle déterminant dans la formation du cosmos. L’hypothèse du dessein est une théorie plus puissante et plus strictement scientifique. L’évolution par sauts permet de penser que ces sauts ont été engendrés par un processus dirigé.

La création, les religions révélées à l’épreuve de la science

Pour les croyants des religions révélées, la théorie de l’évolution n’est pas incompatible avec la foi à condition de dire que le hasard dont parle la théorie n’est pas l’absence d’une cause divine guidant l’évolution, c’est seulement la manière dont joue cette cause au niveau des phénomènes observables. En 1996 et dans la dynamique de «l’aggiornamento», l’ouverture au monde, le souverain pontife, après avoir réhabilité Galilée «fit la paix avec Darwin», comme l’a écrit le journal italien La Republica.

Le pape Jean-Paul II a donné son appui à la théorie de l’évolution en la proclamant compatible avec la foi chrétienne, dans une décision reçue avec satisfaction par les scientifiques, mais qui provoqua probablement des désaccords dans la droite religieuse.(7)

Pour le Coran, l’apparition et les origines de la vie sont des signes de l’omnipotence de Dieu. De l’eau, Dieu a créé tout ce qui est vivant. La vie suit le cours du perpétuel devenir de la création. Dieu extrait la vie de la mort et la mort de la vie. La forme que les êtres ont reçue est la mieux adaptée à leur existence, celle de l’homme étant en outre la plus belle. (Coran: VI, 32; X, 31; XXI, 30; XXX, 19, 30; XLIII, 36; LVII, 20; LXXVI, 1,2; XCV, 4; XCVI, 2). Bien avant Darwin, plusieurs savants et penseurs ont fait allusion à l’évolution progressive de la vie pour arriver au dernier maillon qu’est l’homme.

Ne savons-nous pas que l’histoire du vivant s’est effectuée et s’effectue encore grâce à un «jeu des possibles», pour reprendre l’expression de François Jacob? Autrement dit, au sein de contraintes qui sont autant des limites infranchissables que des points d’appui. La notion traditionnelle de creatio continua (création continuée) retrouve ainsi une forme de jeunesse: «Dieu, confesse le croyant, est au fondement de chaque être, lui confère sa singularité, son originalité.» Il est incontestable qu’il y a eu passage du simple au complexe, du microscopique au mastodonte. On se trouve aujourd’hui devant le feu d’artifices de la vie. Les spécialistes ont étiqueté plus d’un million d’espèces animales, près d’un demi-million d’espèces végétales. Et ce n’est pas fini.

Par ailleurs, la fin du XXe siècle a vu les fondements de la vie ébranlés par l’apparition du clonage animal, l’expérience réussie de la naissance de Dolly en 1997, une brebis en Grande-Bretagne, a pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, remis en question les «certitudes» de l’homme sur son origine divine grâce aux découvertes en génétique, en neurobiologie et en embryologie, à la connaissance de ses mécanismes vitaux. Il s’est de plus doté, au-delà de ces savoirs, du pouvoir de transformer les processus du développement du vivant, de toutes les espèces, y compris la sienne. La biologie moléculaire a fortement réduit la part du mystérieux et du surnaturel dans le fonctionnement du vivant. Outre les dérives éthiques pouvant conduire à l’eugénisme et à la fabrication en série de prototypes à partir d’un modèle soit pour en faire une race supérieure ayant toutes les qualités, soit une armée d’esclaves avec un patrimoine génétique comportant un hypothétique «gêne de la soumission»(1).

Face à ces dérives, les religions réagissent Pour l’abbé Pierre: «Le clonage veut matérialiser le fantasme d’uniformisation de la race par la génétique; c’est le complot universel de la tour de Babel par lequel les hommes cherchent à se hisser à la place de Dieu, en utilisant le langage commun aux scientifiques du monde entier. C’est le refus de la diversité dans l’espèce: au lieu d’en laisser la maîtrise à un Créateur plein de fantaisie, des fous s’efforcent de fabriquer en série des produits vivants - y compris humains - plus performants. On peine à imaginer les conséquences ultimes d’un tel phénomène.» «...Le péché originel consiste - en désobéissant à l’unique ordre divin: "Tu ne mangeras pas du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal" - à vouloir supprimer la différence qui existe entre Dieu et l’homme, écrit l’abbé Pierre. [...] Le véritable péché, (...) c’est le péché d’orgueil. (9)»

Dans l’Islam le clonage de l’homme est strictement interdit. Car il entre en contradiction avec la diversité de la Création. Allah a créé l’univers sur la base des diversités tandis que le clonage de l’homme est basé sur la duplication de caractéristiques identiques des corps originaux. Si on permet le clonage de l’homme, comment déterminerons-nous la relation du cloné avec «l’original»?; sera-t-il son frère, son père, ou même lui-même? C’est un point confus. Dans le Saint Coran il est écrit: «Nous avons créé de toute chose deux éléments de couple, peut-être vous rappellerez-vous.» Coran: Az-Zariyat, v. 49. Si l’homme a réussi à retourner à la vie sous une nouvelle forme, ce serait sans le contrôle d’Allah pour recréer les êtres humains le Jour de la Résurrection! Sûrement pas, comme Il dit: «C’est Lui qui fait la première création, puis la refait de nouveau et cela Lui est plus facile. Il a la transcendance absolue dans les cieux et en Terre. Il est Le Tout- Puissant et le Sage.» Coran. Les Romains, v. 27

Dans la tradition juive, être monothéiste c’est non seulement croire en un Dieu unique, mais c’est aussi croire en l’unicité absolue de chaque être humain. De cette analogie s’ensuit l’idée selon laquelle la création d’êtres humains identiques s’apparenterait à la pratique ancienne de l’idolâtrie. Ainsi, pour le judaïsme, l’idolâtrie est un crime. En effet, tout comme l’idolâtrie engendre les débordements incontrôlés, le clonage humain risque, lui aussi, d’avoir des conséquences que nul aujourd’hui ne peut prévoir. Il resterait à montrer comme le texte de la Genèse, ou aussi du Coran, en décrivant l’homme comme la rencontre d’une réalité préhumaine (la boule de glaise) et d’une insufflation divine. Cette provenance de la matière inerte de la Bible rejoint aussi le texte du Coran. La Bible et le Coran ne sont pas des livres scientifiques. Pourtant, leurs enseignements sont scientifiquement corrects. L’évolution n’est pas la preuve d’un univers chaotique et aléatoire où Dieu n’existe pas. Les fossiles ne prouvent pas que les mutations et la sélection naturelle sont la méthode de l’évolution, mais plutôt le concept des religions révélées d’espèces uniques et créées. En fait, il est vain de rechercher systématiquement une «concordance». Etre scientifique,ne nous interdit pas la croyance en un être suprême. Kierkegaard disait à juste titre: «La foi n’a pas besoin de preuve, elle doit même la regarder comme son ennemie.»

(*) Ecole nationale polytechnique

1.C.E.Chitour: Sciences, foi et désenchantement du monde. Reéd. OPU 2006
2.Jean-Paul Dufour: L’incroyable odyssée de la vie. Le Monde 5 août 1999.
3.A.Goudot: Les quanta et la vie. p.7. Editions PUF. 1961.
4.P.P.Grassé. Toi ce petit dieu, p.44. Editions A.Michel. Paris. 1971.
5.Ilya Prigogine: La thermodynamique de la vie. La recherche n°331. 1972.
6..http://www.mnhn.fr/expo/lieuxMNHN/ Textes français /AccesLieux/Lapaleo.html)..
7.Quotidien chilien. La Tercera: le 25 octobre 1996.
8.Jacques Arnould. Darwin, Dieu et la finalité: La théologie après Darwin. Le Cerf. 1998
9.Abbé Pierre. Mémoire d’un croyant. Editions Fayard. 1997

Pr Chems Eddine CHITOUR (*)

mardi 15 septembre 2009

Le sacré dans la culture arabo-musulmane : Universel et local, profane et mystique

Le sacré, ce concept que toutes les cultures semblent se disputer, comment le délimitent-elles ? Qu’en est-il de son positionnement extrareligieux ? De quel espace épistémologique se réclame-t-il en fait ? Ce propos essayera d’y répondre sans prétendre détenir la vérité.

I) La problématique des définitions

Le sacré est une notion qui s’oppose au profane, il est « une valeur qui dépasse l’homme, l’incite au respect, à la crainte révérencielle, à la ferveur »(1), c’est aussi une notion qui a connu des acceptions très différentes. Pour certains, elle caractérise une force supérieure redoutée, souvent personnalisée par une divinité (2), comprenons par cela sa liaison au divin. D’autres récuseront cette liaison au divin, en cela que - dira Dominique Casajus - :« Les chercheurs se préoccupaient de trouver une notion mère d’où faire dériver tous les faits religieux ou magico-religieux. La notion de divinité ne pouvait convenir, pensait-on, car des religions importantes telles que le bouddhisme, se passent de dieux et, de plus, les religions de certaines populations qu’on jugeait particulièrement primitives, comme les aborigènes australiens, semblaient faire peu cas des divinités personnelles... c’est le sacré, comme principe impersonnel et diffus qui a fini par fournir cette notion mère, aux côtés d’autres notions comparables » (3). Dans une approche phénoménologique et théologique, André Dumas (nous synthétisons sa réflexion) soutiendra qu’en tant qu’essence du religieux, le sacré renvoie à des interdits et à des fondements essentiels pour l’existence humaine. Il trouve sa manifestation dans des prohibitions et des préoccupations dont ni l’essor de la technologie, ni l’explication rationnelle, ni l’institution sociale ne suffisent à rendre compte. De là, il fait intervenir des éléments suprahumains. Par le sacré, l’homme se constitue un univers à la fois protégé, exigeant, orienté et prometteur, de là aussi, il se concilie l’au-delà de son savoir, de son pouvoir et de son espoir. Il surmonte sa solitude et son errance au sein de l’univers, observe des règles et des rites, transmet des récits et des mythes et se situe grâce à des initiations et à des mystères (4).

Pour l’anthropologie du mot, dans la culture occidentale particulièrement, on aura tendance à croire que les théologiens l’empruntent aux travaux des anthropologues, et pour une grande part, à ceux de Durkheim et de son école (5). Reste à dire que dans cette culture, le sacré comme expérience fait image d’humanité, vue comme « archaïque » et universelle. En-deçà de toute référence à un transcendent personnel, le sens du sacré incline à dire qu’au-delà du sensible et de l’utilitaire, se situe un ordre de réalité différent qui dépasse le précédent et lui confère une signification mystérieuse (6). Cela étant, ce concept a toujours été connu dans un contexte initialement religieux et parfois élargi à l’extra religieux. Ainsi, il peut avoir une définition culturelle qui le consacre comme un élément participant de la haute structure socio-éthico-religieuse d’une société donnée dans les différentes phases de son histoire. On peut parler du sacré dans la civilisation égyptienne, où « les hommes qui accomplissent le culte n’agissent qu’au nom du roi, et longtemps, il n’y eut pas de clergé spécialisé, mais des tâches accomplies, par roulement, par des fonctionnaires royaux. » (7). Dans la Rome antique, « tout ce qui sur terre est sacré ou se rattache au sacré dépend de l’activité pontificale : propriétés religieuses (temples, bois sacrés, enclos, tombeaux, statues) pour lesquelles les pontifes ont un droit de regard concernant l’entretien, les charges afférentes à chaque bâtiment avec interdits ou dispositions spéciales les jours de fêtes. Ils supervisent les fêtes et les solennités ordinaires et extraordinaires. Le droit religieux leur appartient avec l’arme terrible qu’est la sacratio capitis, mise hors la loi d’un coupable à qui on « interdit l’eau et le feu », ce qui autorise le premier venu à le tuer sans compte à rendre à quiconque. » (8) Dans le judaïsme, la représentation du sacré tourne autour de la Demeure, construite par les Hébreux et appelée communément Tabernacle. Démontable, elle est constituée d’une palissade rectangulaire qui abrite un autel de bronze et une tente couverte dont l’entrée est fermée par un rideau. La tente comprend d’une part la tente de la réunion avec l’autel d’or, la table des pains de propositions et le chandelier d’or à sept branches, d’autre part, le saint des saints qu’un rideau voile et qui renferme l’arche du témoignage ou arche sainte. L’arche renferme les débris des deux premières tables de la loi et les secondes ; elle aussi fermée par un rideau. Seul le grand prêtre pénètre dans la tente une fois par an au jour de Kippour. Les Hébreux campent autour de la tente de la réunion selon leur clan que distingue un étendard spécifique (9). En Islam, ce concept est dans un premier niveau de signification connu par le substantif « haram », qui veut dire interdit. Il signifie une mise à l’écart qui rend la chose interdite sacrée. Il a une origine coranique :

- Dis : « Venez ! Je vous dirai ce que votre Seigneur vous a interdit » (VI-151)
- Il est interdit aux habitants d’une cité détruite par nous, d’y revenir » (XXI-95)
- Qu’avez-vous à ne pas manger ce sur quoi le nom de Dieu a été invoqué, alors qu’il vous a déjà indiqué ce qui vous était interdit » (VI -119) Le mot muqaddas, formé sur une racine qui renvoie à la « sainteté » (10), fait partie de la glorification des mérites divins par les anges :
- « Ils (les anges) disent : Vas-tu établir quelqu’un qui fera le mal et qui répandra le sang, tandis que nous célébrons tes louanges en te glorifiant et que nous proclamons ta sainteté ? (II-3D) et entre dans l’ensemble des attributs divins, Al Quddus :
- « Il est Dieu ! Il n’y a que lui. Il est le Roi, le Saint »- (LIX-23)
- « Ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre célèbre les louanges de Dieu : le Roi, le Saint » (LXII-1) Dans un autre niveau de signification, le mot « réfère aux lois divines dont le respect purifie et sanctifie » (11). Par voie de conséquence, le médiateur transmettant ces lois et appuyant les prophètes dans leur mission, l’Ange Gabriel en l’occurrence est cité comme relevant du sacré.
- « Nous avons accordé des preuves incontestables à Jésus, fils de Marie et nous l’avons fortifié par l’Esprit de Sainteté » (II-87)
- Dieu dit : ô Jésus, fils de Marie ! Rappelle-toi mes bienfaits à ton égard et à l’égard de ta mère. Je t’ai fortifié par l’esprit de sainteté » (V-110)
- Dis : « L’esprit de sainteté l’a fait descendre avec la vérité, de la part de ton Seigneur comme une direction et une bonne nouvelle pour les soumis, afin d’affermir les croyants » (XVI-102)
- Les endroits aussi revêtent ce caractère de sacré, ce dont atteste la terminologie du Coran toujours. Moïse a invité son peuple à rejoindre la terre sacrée que Dieu leur a choisie » « Ô mon peuple ! Entrez dans la Terre sainte que Dieu vous a destinée » (V-21) Moïse a aussi reçu de Dieu l’ordre d’enlever ses sandales dans la vallée sanctifiée avant d’être informé de sa vocation et de sa mission(12). Le récit biblique (13), tout aussi que le Coran, le mentionne : « Je suis en vérité ton Seigneur ! Ôte tes sandales : tu es dans la vallée sainte de Tuwwa » (XX-12) Dans la tradition de l’Islam, ce qui est connu du Prophète par inspiration, et qui reproduit la parole de Dieu, est aussi qualifié comme tradition sacrée ou hadith qudsi. Sa caractéristique est qu’il désigne une révélation directe, où Dieu parle à la première personne par la bouche du Prophète (14). Suite au texte coranique et à la tradition, la culture soufie monopolise presque l’usage de cette terminologie, en cela que plusieurs œuvres convoquent le mot sous ses multiples structures, pour renvoyer à leurs champs sémantiques qui font la toile de fond de leurs écrits. Dans ce sens, on est en droit de rappeler quelques œuvres fondatrices, dont celle d’Abu Hamed AI Gazali, Maridj Al Quds fi Madaridj Muhsabat Al Naft (Les échelles de la sainteté pour le procès de conscience), œuvre consacrée à l’éthique et au concept de purification dans l’expérience soufie ; celle de Nür Al Din Abd Al Rahman Al Djami, Nafahat Al Uns Min Hadarat Al Quds (apparemment une œuvre d’ésotérisme et de méditation (15) ; celle d’Ibn Arabï, Rüh Al Quds fi Munasahat Al Nafs (L’Esprit de sainteté dans la guidance de l’âme) ; et celle de l’Egyptien Abd Al Wahhab Al Sarani, AI Anwar Al Qudsiyya fi Ma’rifat Qawaid Al-sufiyya (Les lumières sacrées de la connaissance des fondements du soufisme), dans un même ordre d’idées. La culture générale, encore moins la jurisprudence, ne suivent que très peu le soufisme dans cette pratique. Une autre lecture, sereine et modérée s’arrête sur le sacré dans sa liaison au religieux, principalement à la connaissance sous une égide religieuse. En Orient — dira l’Iranien Seyyed Hossein Nasr : « La connaissance a toujours été liée au sacré et à la perfection spirituelle. Connaître signifie en définitive être transformé par le processus même de connaissance, comme la tradition occidentale l’affirma aussi à travers les âges, avant qu’elle ne fût éclipsée par la sécularisation et l’humanisme post-médiéval qui entraînèrent une séparation entre la connaissance et l’être, l’intelligence et le sacré » (16). Le sacré n’étant que l’infini et que l’éternel, sa connaissance ne peut conduire qu’à la liberté et à la délivrance des attachements et des limitations réducteurs. Ce point de vue n’est pas partagé par la vision moderniste qui ne voit pas de cet œil ce qui est religieux, lequel est synonyme d’orthodoxie et de traditionalisme archaïsant. C’est le fait de sacraliser une idée, une pratique littéraire, scientifique ou religieuse, un personnage appartenant à une autre époque, qui dresse au regard du modernisme les clivages entre notre époque, nos façons de voir et de vivre le présent ; et qui encourage la coupure entre notre héritage civilisationnel et notre entité présente, appelée, au demeurant, à se conformer aux exigences de l’universel. Sacraliser une production antérieure est synonyme de panne rationnelle et par définition d’incapacité de produire les discours d’actualité : « Quand les idées se heurtent à l’incapacité de réfléchir, elles s’installent dans les consciences et rien ne peut les en détacher, quel que soit le degré de leur médiocrité. A force d’être répétées, ces idées s’enfoncent plus encore dans les consciences et dans la raison, ce qui donne à leurs sujets un caractère proche du sacré et interdit toute tentative de les critiquer ou de s’en approcher même méthodologiquement »..(17) (notre traduction). On voudrait donner une justification à ce discours dans notre propos en faisant le rapport entre le discours que produit le modernisme arabe dans sa guerre contre la religiosité et le religieux tel qu’il est perçu et pourquoi pas sacralisé sur fond de discours illuminé, réfléchi et en conformité avec les besoins de l’être humain à cette époque plus qu’à une autre. Est-il vraiment nécessaire d’opposer modernité et religion ? L’orthodoxie a-t-elle vraiment le monopole du phénomène religieux ? Y aurait-t-il des raisons qu’on ne connaît pas encore qui ont condamné le discours religieux à rester otage des interprétations responsables de ces choix qui divisent plus qu’ils ne rassemblent ? Pourquoi la thèse spiritualiste, pour ce genre de penseurs, est-elle la première à être écartée quand il s’agit de trouver une réponse à même de concilier ces extrémités de notre entité existentielle ? Quelle idée devrait-on se faire sur ce qui est religieux et ce qui est spirituel ? Qu’est-ce qui a la vocation de rapprocher les deux phénomènes et d’en produire un discours convaincant parce que réfléchi qui sera un jour sacralisé à son tour sans pour autant entraver le cours des idées et des choses ?

II) Oppositions à éclaircir

La lecture qui se veut proche du rationalisme se fait une idée différente du sacré. Si le sacré pour les spiritualistes est ce qu’on a déjà avancé, il est pour la tendance moderniste arabe, au risque de se répéter, un facteur de stagnation et responsable d’arriération. L’opposer au rationnel, moyennant des comparaisons pour le moins qu’on puisse dire étonnantes entre les tenants de la spiritualité et les prophètes du rationalisme depuis Al Gazazali, Ibn Rusd, Ibn Arabï, Ibn Taymiyya, jusqu’à Rasïd Rida, Djamal Al Dïn Al Afganï, Muhammad Abdu, Larbï Darqawï, Abd ul Hamïd Ibn Badïs, Ahmed Al Alawï, en passant par Ibn Adjïba, Ahmed Al Tidjanï, Abd Ul Hayy al Kettanï, est un moyen trop peu sûr d’aboutir à une analyse sinon exhaustive réaliste des deux tendances que tout oppose. Néanmoins, on ne peut omettre de dire que les deux discours se partagent la configuration culturelle en existant l’un par l’autre dans l’esprit d’une certaine classe intellectuelle au moins. Les néo-rationalistes vont nous intéresser à plus d’un titre. On citera les plus en vue. Le Marocain Abed AlDjabiri dont l’élan révisionniste interfère l’épistémologique et l’idéologique aboutit à l’exclusion de la pensée soufie bien que se trouvant l’une des plus importantes dans la sphère culturelle arabo-musulmane. L’Algérien Muhammad Arkoun, dont le projet déconstructionniste s’applique à écarter quelques expériences spiritualistes du monde de la philosophie, lui aussi ne reconnaît pas la philosophie de l’illumination, l’expérience soufie et gnostique non plus.

L’Egyptien Nasr Haimed Abu Zeid, qui se cherche une place dans la dynamique du renouveau arabo-musulman, en s’appuyant sur la critique exclusive de l’héritage culturel dans sa globalité. Son projet en vue d’élaborer une alternative au système de pensée traditionaliste, miné par la mainmise de la religion, se trouve lui aussi otage des pratiques fondamentalistes qu’il essaye pourtant de combattre. L’Egyptien Hasan Hanafi, penseur se réclamant de la « gauche islamiste », se positionne dans un anti-spiritualisme radical auquel il impute la dégradation du rationnalisme arabe et le rend responsable de l’émergence de la mouvance orthodoxe. Pour Nasr Hamed Abu Zeid, le système culturel musulman dans son essence réelle n’a pas connu de vrai mouvement de pensées. Les seuls dignes de cet attribut, pour lui, les Mu’tazilites, reprenant Henri Laoust qui les présente comme « la plus importante école de théologie dogmatique (18), et qui sont l’antithèse du spiritualisme, n’ont vécu qu’en marge de la société à cause de leur rationalisme d’où le crédit qu’il leur accorde. Leur version dans l’Islam andalou est le philosophe de Cordoue Abul Walid Ibn Rusd (Averroës pour l’Occident), dont la marginalité dans la culture arabo-musulmane est doublement expliquée, d’une part par la place décalée qu’il a occupée dans le système culturel et rationnel d’alors, qui lui a valu les persécutions que l’on sait, et d’autre part dans les dispositions socio-politiques. La marge incarnée par Ibn Rusd a donné lieu à un centre qu’a occupé AI Ghazali, non pas par sa symbolique de pôle de jurisprudence, de philosophe et de spiritualiste, mais par la manipulation des pouvoirs politiques en place dont il a fait l’objet. Ces derniers se le sont accaparé à même de l’utiliser dans une visée utilitariste allant de la sauvegarde de leur système politico-social jusqu’à la liquidation matérielle de tout discours antagoniste.

Pour cet écrivain, loin d’être ce que Durkheim appelle un libre penseur (20), AI Ghazali n’aurait pas excédé la mission de consolider le califat abbaside en s’enfermant dans le rôle de justificateur du politique par l’entremise de la pensée. Il aurait produit un discours qui était devenu, d’une part, celui des instances gouvernantes par excellence (21), et d’autre part celui des couches populaires, vu sa double structure. Le versant asarite dans le discours d’AI Ghazali le philosophe et le jurisconsulte, est celui qui a appuyé les pouvoirs politiques et justifié leur prédominance idéologique dictatoriale. Quant au versant soufi - dans ses deux dimensions sunnite et gnostique - il n’a offert simultanément à l’élite et à la population que de la consolation, matière à contrecarrer les dépassements des pouvoirs politiques. En plus qu’il offre à l’Etat sunnite une arme idéologique dans son combat contre le pouvoir chiite. Rien d’étonnant donc que son discours reste prédominant du Ve siècle de l’hégire jusqu’à nos jours (22). On ne peut pas ne pas faire d’antithèse à cette conception des choses. Ce n’est pas la lecture que nous faisons d’AI Ghazali dans la configuration du Ve siècle hégirien, de ses relations avec les pouvoirs politiques. En dehors de ce qu’il a donné de sa vie à l’érudition, du temps et de l’effort qu’il a pu vouer à son œuvre (ce qui a pu à coup sûr l’éloigner de la sphère politique et même sociale), il a été aussi assujetti à la marginalisation qu’avait incarnée une certaine réputation de son Ihya Ulum Al Din (revivification des sciences de la religion) brûlé tout autant que l’œuvre d’Ibn Rusd ; la persécution des gouvernants a été à l’origine de beaucoup de ses problèmes, et de son instabilité physique dans la grande topographie de l’empire musulman d’alors, ce qui l’a obligé à fuir gouvernants et institutions. Se trouvant à Baghdad, il a feint se diriger vers La Mecque - dira AI Djabiri - alors qu’il voulait aller en Syrie, pour recouvrer sa sérénité et sa liberté de penser et de vivre (23). Cibler une autorité scientifique et une somme spirituelle comme AI Ghazali, de cette manière, signifie pour les gouvernants de toute nature que le politique récupérait le discours religieux d’un côté en vue de s’assurer la mainmise sur tout le système culturel qui le préserverait des soulèvements populaires (l’Etat étant le gardien officiel de la religion), et d’un autre côté se rallier les couches sociales et les intellectuels qui acceptaient de cautionner leur salut personnel et leurs intérêts matériels par un silence complice ou carrément par une adhésion au mouvement justificateur dont cet auteur taxe Abu Hamed Al Ghazali. De là, le sacré que stylise le genre d’Al Ghazali ne peut être donné comme moyen de production de la connaissance.

Mise au crédit du rationalisme seul de Ibn Rusd à Nasr Hamed Abü Zeid, la connaissance telle que produite dans l’antagonisme et la culture de la marge ne pourrait rendre compte du système culturel installé dans la société arabomusulmane dès le début. Il ne serait pas juste de faire croire que le rationalisme est le seul à avoir goûté la persécution et à avoir payé le prix de son existence dans une société faussement présentée comme anti rationaliste. N’est-ce pas au nom du sacré, divin ou religieux d’une façon générale, que la spiritualité a compté ses martyrs. Il n’y a qu’à se rappeler Al Hallaj et Al Suhrawardi et c’est aussi au nom du sacré universalisé que le soufisme a livré une longue liste de savants autres qu’Al Gazali traqués de leur vivant, ou censurés une fois morts. Dans le même ordre d’idées, on peut dire également que le rationalisme mutazilite a bien servi les instances politiques, du temps des abbasides, et c’est la spiritualité qui a fait les frais. Le septième calife, Al Mamoun en a bien usé pour combattre le discours sunnite qui lui paraissait contraire à sa doctrine. C’est la culture du défi au conventionnel qui est tirée de l’enseignement d’Averroës et qu’on veut projeter sur notre époque. Il est pris comme modèle parce qu’il a su- à leurs yeux- se créer une dynamique d’affrontement dans un débat intellectuel qui n’était pas équilibré. Mais est-il vrai qu’on peut s’éclaircir les horizons par une simple projection d’un passé florissant sur un présent suffisamment en perte de repères ? Faire appel à une référence d’une autre époque pour illuminer des zones d’ombre qui ne sont ni de son époque ni ne relèvent des centres de gravité épistémologiques que les phases de l’histoire peuvent connaître différemment, n’est-il pas une autre forme d’archaïsme que le modernisme récuse pourtant violemment ? En tout cas, si le phénomène de modernisation prêche la coupure épistémologique avec le passé par trop sacralisé, il n’en demeure pas moins qu’il ne fait pas de même avec les représentants des mouvements qu’il accrédite. On a tendance à dire que le spiritualisme n’est sujet aux critiques les plus sévères que parce qu’il s’oppose, de par ses fondements et ses valeurs, aux phénomènes qui font leurs intérêts pour des raisons pas toujours catholiques comme on dit.

Notes de renvoi :

1) ThioIIier. Marguerite-Marie, Dictionnaire des religions, Bruxelles-Paris, Editions Chapitre Douze, 1995, p. 499.

2) Ibid.,

3) Casa jus. Dominique, Le sacré, in Encyclopaedia Universalis, V.20, p. 398.

4) Cf. Dumas. André, Le sacré in Encyclopaedia Universalis, V. 20, p. 400.

5) Cf. Encyclopredia Universalis, V.20, p.397.

6) Cf. Barbotin. Edmond, Expérience, in Dictionnaire critique de Théologie, sous la direction de J- Y. Lacoste, PUF, 1998.

7) Ptirsch. Luc, La religion égyptienne, in Encyclopédie des religions, V.l, p. 40.

8) Porte. Danielle, Les origines de Rome, in Encyclopédie des religions, V.l, p. 198.

9) Degrâce. Alyette, Le Judaïsme et la lecture religieuse de l’histoire du peuple juif, in Encyclopédie des religions, V.l, p. 268.

10) Cf. Dominique Sourdel, Janine Sourdel-Thomine, Vocabulaire de l’Islam, Paris, P.U.F., Coll. « Que sais-je ? », 2002, p. 100.

11) Tessier. Robert, Le Sacré, Les Editions du Cerf, Les Editions Fides, 1991, p.22.

12) Cf. Deladrière. Roger, notes de Le Tabernacle des Lumières d’Al Gazali, Paris, Editions du Seuil, Coll. Points, 1981, note 74, p. 106

13) Exode, III, 5. cité par Roger Deladrière

14) Cf. Burckhardt. T, Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islam, p. 170.

15) Citée par Blochet. Cf. Blochet. M. E, Etudes sur l’ésotérisme musulman, p. 1.

16) Nasr. Seyyed Hossein, La connaissance et le sacré, Traduit de l’anglais par Patrick Lande, L’âge d’homme , 1999, p. 7.

17) Nasr Hamed Abu Zeyd, Al Khitab wa Ta’wil, p. 19.

18) Laoust. Henri, Les schismes dans l’Islam. Introduction à une étude de la religion musulmane, Alger, SNED, 1965, p.l0l.l02

19) Nasr Hamed Abu Zeid, Al Nass wa al Sulta wa al Haqiqa, pp. 13- 66 (version arabe)

20) Durkheim Emile, L’avenir de la religion, La science sociale et l’action, Paris, PU., 1970, p. 309

21) Cf. Nasr Hamed Abu Zeid, Al Khitab wa al Ta’wi/, p. 28 (version arabe)

22) Ibid.,

23) Cf. Al Djabiri, Takwin al Aql al Arabi, p. 280 (version arabe)


Par Docteur Yacine Benabid

lundi 14 septembre 2009

Le livre, un mot à protéger

Les éditeurs dénoncent...
«Les causes sont nombreuses et, en définitive, c’est toute la branche qui est touchée de plein fouet», a souligne Fayçal Houma.

Le caractère délétère de la situation chez les éditeurs algérien, a été au coeur d’une qaâda, initiée par l’espace culturel les Mille et Une News, samedi dernier, à la librairie Socrate. Les représentants de plusieurs maisons d’éditions y ont dénoncé le climat actuel et les pressions qu’ils subissent. «Le pire est à venir si cette politique perdure», voilà, en quelques mots, la situation dans laquelle se retrouve l’édition du livre en Algérie, prononcés par les quelques intéressés eux-mêmes, ce qui en dit long sur l’avenir proche. «L’édition est de nos jours facilitée par les moyens les plus sophistiqués dans le monde, mais, en Algérie, c’est un tout autre problème. L’édition se fait d’une façon plus ou moins archaïque et les éditeurs éprouvent des difficultés innombrables, comme c’est le cas dans les autres pays, mais d’une acuité telle que l’on porte atteinte à l’esprit de la création littéraire», a expliqué M.Mustapha de l’édition Casbah.

«La fusion entre diverses activités et la reprise en main par trois familles n’est pas étrangère à la situation actuelle. Mauvais état d’esprit, acharnement sur les contrats de travail, C’est tout cela que nous condamnons», souligne l’éditeur Fayçal Houma de l’édition El Maârifa. «Travaillant essentiellement pour le même principe, les produits font l’objet de la concurrence sévère sur un marché mondialisé. Les causes sont nombreuses et en définitive c’est toute la branche qui est touchée de plein fouet. Aujourd’hui, c’est nous, demain quelqu’un d’autre. Le mouvement de concentration n’en est qu’à ses débuts», ajoute-t-il. Entre satisfaits et mécontents, les avis sont partagés vis-à-vis de la politique du livre instauré jusque-là par le ministère de la culture.

«Certes, avec toute l’avancée technologique en matière d’impression et de diffusion, si nous nous comparons juste aux pays méditerranéens, l’Algérie reste en deçà de la cote qu’on pourrait considérer comme normale pour l’édition. En effet, plusieurs éditeurs se voient confrontés à des difficultés monstres pour faire accepter leurs commandes. Ce qui oblige, d’ailleurs, les écrivains et romanciers à partir sous d’autres cieux», a fait savoir M.Yahiaoui de l’Enag. «Mais la tenue des évènements majeurs à l’instar de "L’année de l’Algérie en France", "Alger, capitale de la culture arabe", ainsi que le fonds d’aide, la situation s’est relativement améliorée», a-t-il ajouté. De son côté, Mustapha, n’est pas du même avis, il explique qu’au contraire! la situation est devenue grave et dangereuse, en optant pour une telle politique «Etat éditeur».

Enchaînant que «chaque Etat a son système de contrôle. Chez nous peut-être, il n’existe pas de censure, mais il y a pire que ça l’autocensure». Quand à Mme Assia Messaï de l’édition Ikhtilaf, avoue que «nous savons pertinemment que l’édition est un domaine qui est monopolisé par certains et qu’entrer devient, par la force de l’actualité, un parcours du combattant, pour tout nouvel éditeur». Presque les mêmes mots qui brillent avec un immense espoir et n’émet un autre jour, durant tous le débats, remettant en cause les pratiques des institutions de l’Etat comme la Banque nationale, en proposant la prolongation de délai pour le prêt à une année au lieu de 90 jours, car le livre est un produit spécifique...

La question qui nous est posée aujourd’hui est la suivante: «La réciproque est-elle vraie? Ne peut-on soutenir que les propositions semblent pour certains sanctionner définitivement, et qui pourraient fonder une perspective réaliste?» Dans ce cas, l’abandon de la mission ne serait qu’un opportunisme doublé et d’une fuite en avant.

Idir AMMOUR

dimanche 13 septembre 2009

Écriture de l’histoire de la guerre de Libération : Approches, enjeux et aléas d’un travail de mémoire

Les quelques bribes de révélations que certains responsables politiques ou acteurs de la guerre de Libération nationale ont pu verser dans un débat qui n’en est pas un sur l’écriture de la véritable histoire de cette période cruciale de l’Algérie contemporaine n’ont apparemment acquis aucun prolongement académique lié à la recherche en histoire. Assassinats politiques par des frères d’armes, nombre exact de chouhadas et de moudjahidine, quelques chapitres mouvementés et controversés du comportement de certains responsables de l’époque, congrès de la Soummam et d’autres épisodes mois bien connus de cette épopée du peuple algérien font presque régulièrement l’objet de mini-révélations, de jugements et de commentaires aussi bien dans la presse écrite qu’au sein de certaines institutions (APN, Sénat).

Si cette manière de procéder a le mérite de casser des tabous dans le cercle de l’hégémonie de la pensée unique et de l’unanimisme de façade qui a fait tant de mal à la mémoire collective et à la culture nationale, elle manque cependant de pédagogie, d’esprit de suite et de résultat concret. Après les remous et controverses soulevés dans l’immédiat par ces ‘’révélations’’, la tempête se dilue en fin de compte dans l’indifférence, l’apathie et la torpeur dans lesquelles évoluent la culture nationale et les institutions pédagogiques du pays.

Pourtant, l’écriture de l’histoire, sa consécration dans les manuels scolaires et sa prise en charge sur le plan de la symbolique épousent de plus en plus les contours d’un nouveau concept, à savoir le travail de mémoire, concept qui a reçu au cours de ces dernières années les faveurs des sciences humaines et de la recherche. En effet, outre la volonté de restituer les faits et d’établir une chronologie, l’investigation historique et la restitution de ses résultats ont surtout pour objectif de maintenir vivante la mémoire collective et d’établir une ‘’filiation’’ et une solidarité culturelles et morales entre les différentes générations.

Pour le cas spécifique de la guerre de Libération nationale, le travail de mémoire ne cesse de se conforter et de trouver chaque jour son terrain d’expression à travers des séminaires, des articles académiques, des conférences,…etc. Aucun support n’est négligé pour mener une si noble et si importante entreprise. Cependant, des aléas et des pesanteurs ne manquent pas de grever de temps en temps une démarche qui n’a, en réalité, rien de linéaire. C’est un chemin sinueux du fait que, des deux côtés de la Méditerranée , le regard vers le passé se nourrit non seulement des faits du passé, mais également du regard porté par les jeux et les enjeux du présent. Cette forme de ‘’brouillage’’ ou d’interférence n’est évidemment pas sans danger sur l’objectivité et la remise en contexte des événements. Un fait symptomatique de la nouvelle tendance qui se dessine en la matière : une forme de frénésie dans l’écriture de l’histoire de la guerre s’est emparée des acteurs et des chercheurs en histoire depuis au moins le début du nouveau siècle, et le décret français de février 2005 glorifiant la colonisation n’a fait qu’accélérer les choses et justifier des recherches encore plus poussées dans le domaine. Dans la foulée de l’amendement constitutionnel du 12 novembre 2008, et au-delà de la mécanique institutionnelle qu’elle se propose de réajuster, la révision du texte fondamental du pays a aussi porté aussi sur l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération et sur la protection des symboles de cette grande épopée.

L’Histoire sous le regard colonial

C’est un fait établi que l’écriture de l’histoire du peuple algérien pendant la période coloniale a été l’apanage des écrivains et historiens de la puissance occupante. L’écriture de l’histoire avait même pris avec certains auteurs les allures d’élucubrations tendant à justifier le fait colonial. Il en est ainsi de Louis Bertrand qui pensait et disait que, en mettant les pieds en Algérie, la France ne faisait que ‘’retrouver une partie de l’Afrique latine’’ perdue pendant plusieurs siècles ; d’où la trouvaille qui a pu investir pour longtemps les bancs de l’école où on apprenait aux indigènes que leurs ancêtres étaient les Gaulois.

La falsification de l’histoire et la scotomisation d’une partie de celle-ci avaient leurs théoriciens et idéologues ainsi que leurs praticiens dans les écoles et les médias. C’est véritablement un parti pris appartenant à une grande entreprise de déculturation/acculturation propre à l’idéologie coloniale. Parallèlement, des recherches ethnographiques ont été réalisées par des personnalités officielles, des militaires ou des hommes d’église, qui ont pu révéler de grands pans de l’histoire d’Algérie contemporaine ou antique. Ces recherches, consignées dans des ouvrages spécialisés, ont connu une diffusion limitée. Leurs auteurs n’ont pu s’imposer dans le cercle des historiens que très difficilement tant était forte la volonté de maintenir la chape de silence sur les réalités historiques, sociales et culturelles d’une terre considérée comme le nouvel eldorado de la plèbe et du lumpenprolétariat de la métropole et même de toute l’Europe méditerranéenne.

Charles-Robert Ageron, Charles-André Julien et d’autres chercheurs versés dans la sociologie comme Jacques Berque et Yves Lacoste ont naturellement donné leurs lettres de noblesse à l’étude des sociétés maghrébines colonisées en mettant en relief la profondeur historique des peuples en question, les différentes civilisations qui les ont marqués et leur capacité à s’assumer en tant que sociétés organisées d’une façon autonome par rapport aux schémas coloniaux.

Le travail de recherche du professeur Charles-Robert Ageron, disparu il y une année, symbolisa cet effort d’une certaine élite libérale française à comprendre la société algérienne sous domination coloniale et à en saisir les profonds mouvements.

" Le professeur Charles-Robert Ageron est un des historiens français qui ont le plus contribué à l’écriture de l’histoire maghrébine et œuvré courageusement pour la décolonisation de l’histoire algérienne. Il consacra passionnément plus d’une décennie de recherche dans les dépôts et fonds d’archives algériens et français pour réaliser une thèse sous la direction d’un autre éminent ‘’maître’’, le fameux Charles-André Julien, qui l’honora du bonnet de docteur en histoire ‘’Les Algériens musulmans et la France : 1871-1919’’. Sujet fort original et sensible, elle fut un véritable chef-d’œuvre d’où jaillit une authentique passion pour la terre, la culture et les hommes ", estime Kamal Filali de l’Université de Constantine (département d’histoire). Et il ajoute : " Depuis qu’il occupa la chaire de professeur agrégé en 1947, son combat politique n’a cessé de s’éclaircir et de se consolider en faveur d’une riche coopération scientifique franco-maghrébine basée sur le respect mutuel des deux cultures. Il résista courageusement à tous les soubresauts et les perturbations qu’avaient traversés les relations entre la France et l’Algérie pour y rester et œuvrer au rapprochement des deux communautés (…) Outre le professeur dispensateur de cours magistraux, Ageron était un infatigable chercheur de terrain et eut la chance de vivre, en témoin oculaire et en observateur lucide les élans historiques et grandes mutations vécues par l’Algérie depuis la Seconde Guerre mondiale ".

L’on se doute bien que, en dehors de ces exceptions qui accordent un regard lucide sur la société et le peuple algériens, une historiographie qui a longtemps fait l’impasse sur les réalités anciennes du pays ne puisse nullement se prévaloir d’une quelconque objectivité au sujet d’une guerre présentée pendant des décennies comme une simple opération de ‘’maintien de l’ordre’’ en Algérie ou, plus confusément, comme les ‘’Événements d’Algérie’’.

La guerre vue par les autres

En effet, après l’indépendance du pays, deux ou trois livres fétiches ont tenu le haut du pavé de l’autre côté de la Méditerranée au point de constituer une référence incontournable ici même en Algérie. Nous pensons, en premier lieu, à Yves Courrière qui, avec ses quatre tomes sur la guerre d’Algérie, s’est fait un nom même dans les chaumières les plus reculées du Djurdjura ; ces livres publiés entre 1968 et 1971 (Les Fils de la Toussaint , Le Temps des léopards, L’Heure des colonels et Le Dernier quart d’heure) ont connu une fortune extraordinaire en Algérie malgré- ou à cause de- leur interdiction par le pouvoir politique d’Alger. Ces volumes ont longtemps accompagné, sous le manteau, les lycéens et les étudiants des années 70 et 80. Et pourtant, ces ouvrages étaient loin de constituer un parangon d’objectivité. C’est plutôt un ensemble de reportages émaillés d’histoires anecdotiques à la limite de l’histoire romancée. Un autre ouvrage est le produit du général Jacques Massu, “La Vraie bataille d’Alger’’, (éditions Plon, 1971), qui présente la Bataille d’Alger sous le regard unilatéral du “bon soldat’’ qui a tenu à ‘’sauver’’ des vies humaines menacées par les “insurgés’’ qui déposaient des bombes dans les lieux publics et qui ne voulaient pas “entendre raison’’.

Dans le fatras d’ouvrages qui ont vu le jour après l’indépendance d’Algérie, il y en eut bien sûr qui méritent de figurer dans la lignée des grands témoignages caractérisés par un minimum d’objectivité. Parmi les auteurs les plus connus, figurent Henri Allègue avec son témoignage sur la torture intitulé “La Question’’, éditions de Minuit 1960, mais qui n’a connu de véritable fortune qu’après 1962, et Pierre Vidal-Naquet avec ses quatre ouvrages : “L’Affaire Audin’’, “La Raison d’État’’, “La Torture dans la République’’ et “Les Crimes de l’armée française’’. C’est dans ce dernier livre, publié en 1975, qu’il écrit : . "Si cette histoire est celle des Algériens, elle est aussi la nôtre, et c’est à nous aussi de l’assumer". L’auteur ne pouvait qu’avoir raison d’autant plus, pendant cette sale guerre, des tortures et traitements infamants furent réservés aux Algériens par les soldats français, particulièrement pendant la dure bataille d’Alger.

C’est, en effet, à partir de 1956, que le général Massu, responsable de la dixième division parachutiste, se voit confier la totalité des pouvoirs de police à Alger, et ce suite à la multiplication des actes révolutionnaires du FLN dans la capitale.

Massu devait utiliser ‘’tous les moyens’’, stratégie qui ne cache nullement les méthodes les plus réprouvées sur le plan humain et moral. Les hauts responsables politiques dont on dit qu’ils ont couvert la torture en nient souvent l’existence ou s’en lavent allègrement les mains.

Face à la pression du FLN à Alger, l’administration militaire française renforce ses structures en personnel et en moyens matériels. " Les militaires, renforcés de policiers civils, démantèlent les réseaux de soutien européen au terrorisme du FLN en arrêtant des universitaires, des religieuses, un prêtre, des militantes catholiques, des communistes.

Les parachutistes de Bigeard arrêtent le colonel Ben M’hidi, l’un des grands chefs du FLN, qu’on ne verra plus vivant ", écrit Claude Paillat dans le numéro spécial “Guerre d’Algérie’’ d’Historama (1985).

L’un des plus grands acteurs du côté algérien de cette “Bataille d’Alger’’, en l’occurrence Yacef Saâdi, sera arrêté le 24 septembre 1957 après que la plus grande partie de son réseau fut démantelée.

La maison où s’était réfugié Ali la Pointe a été sautée le 7 octobre et son corps a été complètement déchiqueté suite à cette opération. "Oubliant sa responsabilité d’avoir ordonné aux parachutistes de rétablir l’ordre par “tous les moyens’’", le gouvernement est embarrassé, comme le souligne V.Naquet.

De rares intellectuels français ont pu élever leurs voix dans la presse ou dans des réunions publiques pour exprimer leur indignation face au reniement et à la violation des droits de l’Homme par une république qui s’en proclame pourtant porte-étendard depuis la révolution de 1789.

Quels que soient les efforts- loyaux, objectifs ou tendancieux- qui sont déployés par les historiens, les témoins ou les écrivains de l’autre rive de la Méditerranée , ce sont d’abord aux leurs que les Algériens voudraient adresser la question de savoir comment la mémoire de cette guerre atroce doit être sauvegardée loin des surenchères et des règlements de compte personnels.

L’histoire officielle condamnée par l’Histoire

Pendant trois décennies, les Algériens n’eurent droit, en matière d’enseignement et d’écriture de l’histoire de la guerre de Libération, qu’à la version officielle qui, d’une part, encense des acteurs et des faits susceptibles d’arranger et justifier la politique du moment, et, d’autre par, jette une ombre opaque sur les hommes et les périodes de la guerre qui sont en porte-à-faux par rapport aux choix et actes des nouvelles équipes dirigeantes.

" L’histoire est vécue comme un enjeu politique. C’est elle qui fonde la légitimité du pouvoir, l’accès aux sources et aux privilèges. Si on veut que l’histoire devienne une école civique, il faut l’arracher aux idéologues et aux censeurs et laisser les historiens travailler librement. Il est temps de repenser l’identité algérienne comme une dynamique orientée vers un contrat entre Algériens de toutes tendances et de toutes origines ", soutien l’historien Mohamed Harbi.

Ainsi, sous le règne du parti unique qui a bâillonné la société et proscrit toutes les libertés, y compris celle d’écrire l’histoire du pays, la vérité sur la guerre de Libération était celle établie par le prince du moment. Il est tout à fait évident que même les acteurs de cette guerre se sont retrouvés dans une situation inconfortable où le souvenir encore vivace de la tragédie ne permettait pas de prendre le recul, psychologique et pédagogique, nécessaire. Au début des années 80, et en réaction au souffle de libération citoyenne charrié par le mouvement berbère, le comité central du FLN constitua en son sein une commission chargée de…la réécriture de l’Histoire. Des séminaires et des journées d’études se tenaient régulièrement pour orienter les travaux de cette commission et lui donner des assises nationales. Le sort de cette commission était celui du parti unique dont les événement d’Octobre 88 sonnèrent le glas.

C’est dans la clandestinité que circulaient les quelques ouvrages de Mohamed Harbi publiés aux éditions ‘’Jeune Afrique’’ à Paris à la fin des années 70 et au début des années 80.. Il faut dire que l’on risquait gros en se baladant avec “Les Archives de la révolution algérienne’’ ou “Le FLN, mirage et réalité’’, deux livres écrits par cet auteur qui cumule les qualités d’ancien combattant et d’historien. Le regard de Mohamed Harbi sur le Mouvement national et sur la guerre d’indépendance a l’avantage de tenir à la fois de la vision de l’historien universitaire, de l’analyste des faits sociaux et de l’homme pétri par les événements. Il situe le travail consigné dans ‘’Le FLN, mirage et réalité’’ dans ‘’une analyse des controverses et des conflits qui ont déchiré le nationalisme populaire en Algérie entre 1946 et 1962. Il constitue la première partie d’un projet plus vaste qui porte sur la société algérienne’’.

A la tête de ce livre, il place une citation de Paul-Louis Courier portant sur l’impérative nécessiter de témoigner et d’écrire l’histoire : "Laissez dire, laissez-vous blâmer, condamner, emprisonner, laissez-vous pendre, mais publiez votre pensée. Ce n’est pas un droit, c’est un devoir, étroite obligation de quiconque a une pensée de la produire et mettre au jour pour le bien commun. La vérité est toute à tous. Ce que vous connaissez utile, bon à savoir pour un chacun, vous ne le pouvez taire en conscience. Parler est bien, écrire est mieux : imprimer est excellente chose". “On ne peut se guérir d’un traumatisme par refoulement’’ affirme Harbi dans Algérie-Actualité du 2 avril 1992, en ajoutant : “Notre enseignement n’a pas décolonisé l’histoire, il en a seulement fait le miroir inversé de l’histoire coloniale (…) L’histoire ne peut être ni une addition, ni un entrecroisement de mémoires. Et si on la réduit à cela, on perpétue ce qu’on veut guérir, les traumatismes de l’autre et les incompréhensions’’.

Au sujet de son livre “Les archives du FLN’’, Harbi affirme qu’il a publié ces documents, considérés comme une inestimable matière première, pour aider les chercheurs de notre pays à ‘’penser par eux-mêmes’’, à ne pas se fier au discours officiel, à en finir avec l’histoire de type triomphaliste et l’épopée guerrière qui banalise une tragédie.

Un héritage à assumer

Toutes les manipulations et mystifications ont été tentées ou mises en œuvre pour que l’enseignement et l’écriture de l’Histoire cadrent parfaitement avec la tyrannie politique et le refus maladif de la souveraineté populaire. Nous savons que la devise ‘’Un seul héros, le peuple’’ développée par le pouvoir politique juste après l’indépendance ressemble à l’enfer qui est pavé de bonnes intentions. Cette affirmation que le commun des citoyens peut comprendre comme étant une façon de valoriser l’apport de toute la population à la révolution armée et d’éviter de focaliser les regards sur d’éventuels leaders charismatiques ou à tendance ‘’zaïmiste’’, est pourtant destinée à casser l’ennemi politique présent en lui déniant, par une généralisation douteuse, les mérites et les qualités de combattant d’hier. C’est une façon spécieuse et diabolique de légitimer le pouvoir établi de facto après l’indépendance. "Les noms propres, les acteurs historiques n’ont guère le droit à l’existence dans les publications algériennes (…) L’idéologie nationale, c’est-à-dire l’exploitation du capital idéologique de la guerre, qui donne sa raison d’être au FLN, est appelée à servir d’illustration et de légitimation de l’État ; elle substitue une ligne univoque à la polyvalence de la culture nationale ; elle prétend même diriger l’écriture de l’histoire", écrit René Galissot dans la revue “Temps modernes’’ d’avril 1986.

Dans le même contexte, Harbi écrit dans “1954, la guerre commence en Algérie’’ (éditions Complexe-1998) : " Les gouvernants algériens s’y référent pour légitimer leur pouvoir et l’opposition pour pleurer la révolution manquée ou déplorer l’espérance trahie. Le débat sur le legs de la révolution anti-coloniale est encore sacrilège. Toute critique, même mesurée est considérée comme une hérésie. Mais comment se résoudre à accepter que l’histoire soit niée et vidée de son contenu quand on sait que le legs révolutionnaire pèse lourdement sur la capacité des Algériens de déchiffrer leur présent et de s’imaginer un futur " ?

En plein règne de la chape de plomb où la liberté d’expression était confisquée et l’idéologie du parti unique était la seule ‘’philosophie’’ admise, des tentatives d’écrire l’histoire du Mouvement national et de la guerre de Libération ont été menées par certains intellectuels et universitaires. C’est d’ailleurs ce label ou cette ‘’justification’’ universitaire qui a permis à certaines œuvres de voir le jour comme “L’Algérie en guerre’’ de Mohamed Taguia. Publié en 1981 aux éditions de l’OPU, cet ouvrage qui comprend 800 pages reprend une thèse universitaire à diffusion très limitée. Elle est basée sur des archives et des témoignages d’une valeur historique inestimable. D’autres livres ont abordé l’histoire du mouvement national et de la guerre de Libération dans les limites de ce qui pouvait se faire dans cette période de dictature. D’autres livres ont été édités à l’étranger par des acteurs bannis, exilés ou en résidence surveillée. Nous avions droit, entre autres, aux publications de Mahfoud Kaddache, commandant Azeddine (“On nous appelait les fellagas’’, Ed. Stock-1976), Slimane Chikh (“L’Algérie en armes’’), Yacef Saâdi (“La Bataille d’Alger’’, Ed. Enal-1984), Ali Haroun (“La 7e wilaya’’, Ed. Le Seuil-1986)), Ferhat Abbas (“Autopsie d’une guerre’’, Ed. Garnier-1981), Hocine Aït Ahmed (“Mémoire d’un combattant’’, Ed. Messinger-1983).

Après les événements d’Octobre 1988 et les premières tentatives d’ouverture démocratique, un nouvel air semble souffler sur la réappropriation de l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération par les universitaires, les intellectuels et les acteurs eux-mêmes. Des thèses, des traités et des mémoires sont publiés en Algérie et en France concernant cette période tourmentée de l’histoire nationale. Des auteurs qui ont déjà publié auparavant ont continué leur travail dans une ambiance de profusion de témoignages provenant des anciens combattants ou militants de l’ALN/FLN, de militaires français ayant exercé en Algérie et de simples citoyens ayant tenu à témoigner des horreurs de la guerre. Mohamed Harbi, outre les ouvrages historiques qu’il a continué de produire, a publié un témoignage autobiographique “Un homme debout’’ et a codirigé avec Benjamin Stora un volumineux ouvrage (728 pages) sous l’intitulé “La Guerre d’Algérie-1954-2004 La fin de l’amnésie. De la mémoire à l’histoire’’ aux éditions Robert Laffont (2004). Dans l’introduction à cette somme à laquelle ont collaboré 25 chercheurs algériens et français, les deux auteurs écrivent : "La construction du discours historique se fait dans la multiplicité des points de vue en fonction des interrogations de chacun. Mais, le traitement doit demeurer objectif et le conflit sur la méthode reste analogue à celui que connaissent toutes les recherches scientifiques. Cinquante ans après le 1er Novembre 1954, par le travail historique, la pluralité des motivations émerge peu à peu derrière les positions frontales et catégoriques que l’on a dessinées à grands traits après 1962 entre adversaires et partisans de l’Algérie française. La guerre tend à s’éloigner des turbulences passionnelles et du traumatisme collectif pour devenir un objet d’histoire". Dans le corps de l’un des chapitres, Harbi précise que l’enjeu de ce travail est ‘’d’identifier clairement la dynamique historique de l’Algérie pour contester les représentations du révisionnisme sur certaines séquences du drame algérien’’.

Ironie de l’histoire

A l’occasion de la parution de ce livre en France, Benjamin Stora, codirecteur de l’ouvrage, explique la faiblesse de l’écriture de l’histoire en Algérie : " Il y a plusieurs raisons à la faiblesse de l’écriture de l’histoire en Algérie. Il y a en premier lieu un problème de liberté de circulation. Pour consulter les archives, il faut aller en France. Par ailleurs, l’accent n’a pas été mis pendant de nombreuses années en Algérie sur l’écriture de l’histoire contemporaine. Celle-ci était un sujet tabou, un sujet de légitimation politique et son écriture était manichéenne. Ce qui n’encourageait pas les jeunes chercheurs à se mettre au travail (…) En Algérie, les jeunes ne se sont pas situés dans un héritage historique ; ils ont été obligés de réinventer une histoire ; de construire des mythes. Ces trous de mémoire ont donné ce que l’Algérie a connu dans les années terribles de la décennie 1990. Au cours de cette décennie sanglante, l’intelligence a été touchée soit par les assassinats, soit par l’exil. On ne peut pas demander aux Algériens à la fois d’affronter la cruauté du présent, de se tourner vers le passé, d’écrire l’histoire ".

Quoiqu’il en soit, et malgré les circonstances dramatiques qui ont suivi les événements d’octobre, des témoignages sous forme de mémoires ont fait florès dans le paysage éditorial algérien. Des acteurs importants de la guerre de Libération ont voulu témoigner et transmettre le message à la jeune génération qui n’a rien connu de cette guerre. Le livre d’Ali Zamoum, “Tamurt Imazighène’’, est une autobiographie riche en matière de renseignements historiques et, en même temps, pleine d’émotion du fait que l’auteur fait aussi œuvre d’écrivain. Son compagnon d’infortune à la prison de Barberousse dans la cellule des condamnés à mort, Daniel Timsit, un Juif Algérien qui a épousé la cause nationale, a lui aussi écrit des mémoires poignants où l’on retrouve des pans entiers de la vie de l’auteur liés à la guerre d’Algérie : “Algérie-Récit anachronique” (Bouchène-1998) et “Suite baroque-Histoires de Joseph, Slimane et des nuages’’ (Bouchène-1999). "Notre algérianité, dit-il dans un entretien avec El Watan du 25 octobre 1999, c’est notre conviction d’instinct, d’évidence, d’appartenance à la même nation, au même destin, à la même communauté d’avenir, et ce que nous soyons Juifs, Kabyles, Oranais,…La guerre de Libération a été un acte fondateur dans la longue histoire de la nation algérienne. Cette commune expérience qui fait la mentalité algérienne (souffrance, courage, difficultés à affronter,…) fait socle ".

Un événement d’une importance exceptionnelle aussi bien pour l’histoire que pour la jeune écriture berbère est cette nouveauté d’écrire des récits et témoignages directement dans cette langue qui commence à embrasser des domaines autres que la poésie. L’exemple, le premier à notre connaissance, est le livre de Messaoud Oulamara, un moudjahid de Darna (région d’Iboudrarène)) mort en 2001, sous le titre Abrid n tissas, publié en 2007 aux éditions Le Pas Sage (Bordj El Kiffan). C’est son parcours militant de 1934 à 1965 que son fils recueillit de la bouche de son père et qu’il transcrivit directement en kabyle. Un témoignage émouvant et pathétique aussi bien par le parcours épique, la droiture et la loyauté du personnage que par la simplicité et la pertinence du récit.

Il semble que le champ de l’écriture de l’histoire de la guerre de Libération algérienne commence réellement à s’ouvrir à tous les genres d’écriture (thèses, témoignages, biographies, autobiographies, mémoires, fiction littéraire,…) et cela dans un relatif climat de sérénité permise par le recul par rapport aux événements qui datent de presque un demi-siècle. Des points noirs de ce douloureux épisode commencent à être plus ou moins éclaircis. Mais les acteurs de cette grande épopée du 20e siècle disparaissent un par un. Alors, il y a certainement urgence à ce que ceux qui sont encore en vie témoignent et transmettent leur capital historique immatériel aux générations montantes.

Amar Naït Messaoud

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